Préface
La santé au travail a toujours été une préoccupation des associations ouvrières depuis que la défense collective des intérêts des ouvriers s’est structurée. Mais la place de la santé dans les revendications syndicales n’a cessé de varier au cours de l’histoire du syndicalisme et du capitalisme. Au XIXe siècle, c’est d’abord la lutte pour la réduction de la durée de la journée de travail qui occupe les associations ouvrières et ce n’est qu’en 1898 que la protection des ouvriers contre les accidents du travail fait l’objet d’une loi. Laquelle contraint les employeurs à prendre en charge le risque lié aux accidents du travail en dédommageant les ouvriers blessés, directement ou à travers une caisse d’assurance. Cette loi reconnaît ainsi la responsabilité de l’employeur dans les accidents du travail. La couverture des salariés ne cessera de s’améliorer au cours du XXe siècle dans l’ensemble du monde occidental à travers des dispositifs législatifs imposés par les syndicats, soutenus par des gouvernements de gauche ou de centre gauche. On peut remarque que les maladies professionnelles ne sont prises compte que tardivement (cf. le n° 2009/1 de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine), avec de très longs combats comme pour la silicose qui ne reconnue comme maladie professionnelle qu’après la seconde guerre mondiale (Devinck et Rosental, 2009).
Dès 1947, dans l’esprit de la mise en place de la Sécurité sociale le Parti communiste soutenu par la CGT et le catholicisme social convergent pour créer les institutions nécessaires à la prise en charge de ces questions : c’est la création de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) et des CHS (Commissions d’hygiène et de sécurité) obligatoires dans les entreprises industrielles de plus de 50 salariés (500 salariés dans les autres secteurs). En même temps, durant les Trente Glorieuses, dans le modèle « productiviste » —selon une dénomination actuelle— et dans cette « société de consommation », les syndicats ont en général échangé les mauvaises conditions de travail contre des augmentations de salaires immédiates à travers des négociations locales. Ce syndicalisme fut désigné par la suite comme un syndicalisme de « feuille de paie » puisque les délégués ou les sections syndicales échangeaient, à la demande des ouvriers, leur santé contre quelques francs ou dizaines de francs par mois. Car dans l’après guerre, le travail ouvrier reposait largement sur l’effort physique : souvenons-nous que les sacs de ciment pesaient alors 50 kg contre seulement 25 à 30 kg aujourd’hui et qu’une grande partie du travail dans le bâtiment consistait en la manipulation des matériaux… Dans les usines, les recruteurs choisissaient les hommes en fonction de leur gabarit et de leur force physique. C’était vrai dans la sidérurgie, dans les mines bien sûr, mais aussi dans presque toute la métallurgie. Les femmes devaient résister à des stations fixes debout ou assises durant de longues vacations. Dans nombre de secteurs, la dangerosité du travail était déniée malgré les accidents mortels ou ceux qui handicapaient à vie les ouvriers et ouvrières : doigts ou membres coupés, chutes d’objets blessants, chocs à la tête ou à la cage thoracique au cours de manipulations de pièces lourdes, etc. Dans la plupart des secteurs industriels, l’insalubrité (poussières diverses, taux élevés d’humidité, très fortes températures…) et les effluves de produits toxiques étaient le lot quotidien des ouvriers et bien souvent des ouvrières. Mentionnons aussi les cadences de production, fortement dénoncées dans les années 1960-75, qui entraînaient une fatigue physique du travail dont témoignent les ouvriers à l’époque et dont rend compte plus tard de façon synthétique un numéro du Mouvement social (Cottereau, 1983).
L’ensemble de ces maux avaient pour origine un sous-investissement des entreprises dans les équipements fondé sur le refus de se préoccuper de la santé ouvrière d’une part, et une organisation du travail développée sur les principes de l’OST en dehors de tout souci ergonomique, d’autre part. À partir des années 1960, quand les industriels ont déconcentré leurs ateliers en province pour employer une main d’œuvre rurale puis fait appel à l’immigration, la main d’œuvre ouvrière apparaissait comme inépuisable et infatigable, jusqu’à ce qu’éclate la crise du travail simple dans les années 1970, c’est-à-dire le refus de se mobiliser dans un travail routinier et monotone sans perspective de carrière pour la majorité des ouvriers. Durant cette période d’expansion du capitalisme, les aspirateurs des molécules ou poussières dangereuses, les assistances à la manipulation, la propreté des ateliers étaient au mieux considérés comme des coûts et au pire relevaient de la non-préoccupation patronale. Les ouvriers et les organisations syndicales de base ne prenaient pas le mal à sa racine et estimaient plus simple d’arracher une augmentation de salaire : on peut dire que durant cette période, toutes les contestations de ce type étaient satisfaites. Or elles étaient d’autant plus nombreuses qu’elles étaient satisfaites car les dirigeants industriels évitaient les grèves puisque, durant ces années, tout ce qui était produit était vendu. On peut même dire que le syndicalisme nord-américain de l’industrie automobile s’est principalement fondé sur ce système permanent de grievances (griefs, plaintes) pour se structurer et obtenir des salaires inconnus ailleurs. Tout se négociait et se terminait par une légère augmentation des revenus, non pas au niveau du salaire nominal en raison du coût des charges salariales, mais au niveau des primes : jamais employeurs et syndicats n’ont été aussi créatifs pour inventer un vocabulaire et des primes afin de satisfaire les deux parties sans toucher à l’essentiel (la santé des ouvriers et des ouvrières). Les feuilles de paie pouvaient comporter jusqu’à une dizaine de primes différentes qui variaient selon l’intensité des luttes et/ou des carnets de commande. Ce qui pouvait apparaître comme un compromis où les deux parties sortaient gagnantes n’était qu’un leurre : les profits immédiats des firmes ne cessaient de croître alors que l’espérance de vie des ouvriers (OS en particulier) ne suivait pas la courbe nationale : combien d’ouvriers décédaient quelques mois ou quelques années après leur départ à la retraite fixé alors à 65 ans. Seuls les événements dramatiques tels que les accident du travail avec des blessés graves ou des morts pouvaient mobiliser durablement les collectifs ouvriers. De plus les responsabilités patronales étaient la plupart du temps déniées, comme elles l’ont été longtemps pour les maladies professionnelles (effluves chimiques par exemple, puis TMS). Chacun a en mémoire l’affaire de l’amiante dont on connaissait la dangerosité depuis la fin du XIXe siècle, mais qui a été produite industriellement jusque dans les années 1970 (freins et embrayages automobiles, isolation et produits divers dans le bâtiment ou dans les appareils ménagers, etc.).
La résolution locale des conflits par l’amélioration du pouvoir d’achat —dont on voit bien le rôle dans le compromis fordiste cher à l’École de la Régulation— n’empêchait pas les fédérations syndicales et plus encore les confédérations de se préoccuper de cette question de la santé des ouvriers au travail : on peut retrouver dans les archives de la CGT en particulier et de la CFTC (la CFDT est créée en 1964) ou de FO de nombreuses prises de position contre les atteintes à la santé (plus précisément sur le niveau des cadences ou de la dangerosité de l’air respiré dans les ateliers) qui sont à l’origine des négociations centralisées des confédérations. Mais ces revendications instruites par les rapports des sections syndicales ne fondent pas des mouvements sociaux généralisés car les préoccupations des syndicats de base sont ailleurs et préfèrent l’augmentation immédiate des revenus. Autant dire, malgré ce qu’ont pu en écrire quelques auteurs en général universitaires, que les confédérations syndicales ouvrières ne se préoccupaient que très peu des questions de santé au travail : les revendications relatives à ce champ portaient essentiellement sur la réduction des cadences, à la fois parce qu’elle constituait un mot d’ordre fédérateur et qu’elle pouvait toujours se monnayer. Ainsi, la question de l’organisation du travail ou celle du rapport homme/machine, étroitement liées aux cadences n’étaient pas posées en tant que telles et ne le furent que beaucoup plus tard lorsque, syndicalistes, universitaires et patronat durent faire face à la crise du travail simple. Ce qui donna lieu à la création de l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) en 1973, institution tripartite (État, syndicats de salariés et employeurs), décentralisée dans les régions afin d’agir sur l’organisation du travail et les relations professionnelles.
En d’autres termes, les préoccupations sanitaires dépendent largement du contexte économique et, pourrait-on dire, de la bonne santé du capitalisme lui-même. Paradoxalement, dans une phase d’expansion de celui-ci comme le furent les trois décennies d’après-guerre, la santé des travailleurs n’a tourmenté ni le patronat, ni les confédérations syndicales de salariés.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour des raisons convergentes de recherche de productivité du travail ouvrier et de nécessaire satisfaction des revendications ouvrières dans cette phase de crise du travail simple, les charges physiques du travail n’ont cessé de diminuer depuis les années 1970 dans les pays technologiquement avancés —chacun sait qu’il n’en est pas de même dans les pays dits émergents en cours d’industrialisation. Ainsi, les conditions physiques de travail se sont en général améliorées dans les pays de l’hémisphère Nord, y compris du côté de l’aspiration des vapeurs nocives, de la salubrité des locaux, de leur ventilation, de la régulation des températures d’ambiance, etc. Y compris dans des secteurs difficiles comme le bâtiment ou la sous-traitance industrielle pour les grandes multinationales (automobile, aéronautique, appareils ménagers…), grâce par exemple aux installations d’aide à la manutentions des charges lourdes.
Mais en même temps, la crise de l’accumulation que le capital a traversée durant les années 1975-1995 a conduit à l’invention et à la généralisation du principe de la lean production (la production frugale) importée du Japon, puis du lean management. Ici, la réduction drastique des moyens humains par rapport aux besoins de la production industrielle et dans les services (y compris publics avec le New Public Management) signifie une pression croissante des directions d’entreprise ou de services publics sur tous les travailleurs, y compris sur les managers de proximité et sur les travailleurs indépendants aujourd’hui inclus dans le processus global. Très schématiquement, la nouvelle organisation de la production et du travail, en général fondée sur le flux tendu de la matière et de l’information a fragilisé les processus productifs, a inventé des outils « socio-techniques » qui font face à cette fragilisation tout en mobilisant les travailleurs : qualité totale, maintenance intégrée et surtout amélioration constante des procédés (kaizen, 6 Sigma, etc.). Ce que les anglo-saxons on résumé comme une organisation où l’on travaille « harder and smarter », c’est-à-dire de façon plus difficile mais aussi de façon plus intéressante. En effet ces outils socio-techniques qui traitent des questions du travail donnent partiellement la parole aux exécutants dont une large partie s’engage sur les objectifs de l’entreprise ou du service, y compris parce qu’ils n’ont pas le choix. Cette implication contrainte (Durand, 2004 ; 2017) est confortée par des opérations d’évaluations individuelles du travail (Abelhauser et al, 2011) de chacun (les fameux reporting et tableaux de bord à renseigner) et surtout des comportements (les entretiens individuels par le n+1).
Cette nouvelle organisation de la production et du travail a fait glissé les problématiques de la santé au travail des conditions physiques des travailleurs —en premier lieu ici des salariés— vers des questionnements sur le mal-être au travail (de Gaulejac, 2011 ; Clot, 2010), voire de la souffrance au travail (Dejours, 1993). Et ce d’autant plus que les collectifs de travail, essentiellement affinitaires hier, qui pouvaient soutenir les individus en difficultés ont en grande partie disparu au bénéfice de groupes de travail constitués d’individus atomisés choisis par le seul management. De plus, l’individualisation de la relation salariale construite sur l’évaluation individuelle des salariés participe à l’exacerbation de la concurrence entre salariés. Concurrence elle-même vécue sur un fond de chômage qui, à la différences des décennies précédentes, touche tous les secteurs et toutes les qualifications, y compris parmi les ingénieurs, les experts, les cadres supérieurs. Alors, toutes les conditions sont réunies pour que nombre de salariés qui ont conservé leur emploi vivent leur situation de travail comme détériorée et ne trouvent plus les ressources pour faire face aux exigences managériales : insomnies, irritations permanentes dans la vie de famille, consommation de psychotropes, voire suicides sur le lieu de travail sont les manifestations bien connues de ce mal-être au travail aujourd’hui.
Ainsi, la santé psychique au travail est devenue un enjeu central en France, y compris dans les services (Buscatto, 2008), pour les syndicats et assez directement pour le milieu des chercheurs en sciences humaines : sociologues, psychologues bien sûr, ergonomes, philosophes, économistes, ethnologues, etc. Préoccupation qui est apparue bien plus tardivement dans d’autres pays comme l’Allemagne ou le Royaume uni où la santé psychique au travail n’apparaît dans l’agenda des universitaires qu’au début des années 2010. Pourquoi celle-ci tient-elle une place aussi importante dans les relations professionnelles et dans les publications universitaires en France (on compte plusieurs centaines d’ouvrages et d’articles publiés depuis 25 ans) ? Selon nous, l’existence des CHSCT (nés de l’élargissement en 1983 des fonctions des CHS créés après guerre) a joué un rôle central dans cette cristallisation, à un moment où les Comités d’entreprise perdaient leur attractivité militante et que le syndicalisme était affaibli pour un faisceau de raisons trop longues à expliquer ici. Les CHSCT, implantés sur le lieu de travail, en prise directe avec le quotidien des salariés sont devenus le lieu privilégié d’expression du mécontentement diffus causé par le nouveau modèle de production. En effet, la lean production qui, de fait sans que cela ne soit vraiment visible, détériore les conditions physiques de travail (moins de personnel, des cadences et des pressions par le temps plus élevées) et surtout les relations de travail puisque les exécutants portent maintenant la responsabilité des incidents de production, des défauts de qualité, des surcoûts, etc. Dans un système où le groupe est devenu responsable de la production, la pression des pairs sur les pairs est plus insidieuse que celle d’un chef dont c’était la fonction de sanctionner. L’« horizontalité du management » transforme chacun en un fautif en puissance alors que c’est en général une question de rapports entre moyens et objectifs qui est à l’origine des difficultés. Masquer cette relation causale par des conflits intersubjectifs entre pairs permet non seulement d’exonérer le capital (ou l’État) de ses responsabilités politiques mais coûte cher à la collectivité qui doit réparer les conséquences sanitaires.
Il y a aussi une spécificité française dans le traitement de la santé psychique au travail avec le rapprochement des syndicats et des universitaires : en effet, s’il y a une tradition de coopération entre syndicats et académiques dans l’Europe du Nord, voire aux États-Unis, cette coopération a toujours eu lieu de façon épisodique en France, l’expertise universitaire étant considérée comme un risque susceptible d’entamer l’hégémonie ouvrière et syndicale. Aujourd’hui, les élus des CHSCT n’hésitent plus à recourir aux services des laboratoires spécialisés des universités ou du CNRS et plus encore à des cabinets d’expertise essentiellement composés de jeunes diplômés de sociologie, de psychologie, d’ergonomie, etc. Cette porosité grandissante entre le monde syndical et le monde académique est étroitement liée à la professionnalisation des cursus universitaires (masters, mais aussi doctorats), les jeunes diplômés, en nombre croissant, trouvant des débouchés dans ce secteur, comme d’autres en découvrent dans le care. On peut alors reposer la question soulevée par Alain Ehrenberg (2000) qui voit dans la montée du thème de la santé psychique au travail un phénomène qui pourrait n’être qu’une « mode ». Paradoxalement, la préoccupation de la santé au travail, parmi les académiques, ne serait pas liée à l’ampleur ou à la profondeur du problème, mais à des conditions qui sont extérieures aux conditions de travail elles-mêmes, à savoir la réorganisation intrinsèque du système universitaire d’enseignement et de recherche. L’idée d’une mode, nécessairement éphémère, qui serait déjà en train de passer, signifie surtout que les universitaires pourraient changer d’objet de recherche, alors que les conditions morales et affectives d’exercice du travail continuent de se détériorer.
Ce qui souligne la gravité du moment où paraît le présent ouvrage : on pourrait assister à un désengagement des universitaires sur ces question de santé au travail —y compris à partir d’une certaine lassitude de part et d’autre parce que les acquis défensifs restent assez limités—, le tout sur fond d’un discours de reprise économique qui euphémiserait les difficultés des travailleurs et des millions de demandeurs d’emploi qui tournent sur des emplois précaires
D’où l’importance de cet ouvrage qui fait le point, à un moment crucial de l’histoire du syndicalisme, sur la façon dont ce dernier traite la question de la santé au travail. À travers cet objet qui pourrait paraître étroit ou trop fonctionnel, c’est la nature du modèle social français —et européen— qui est interrogée par les auteurs de Syndicalisme et santé au travail dont le sous-titre Quel renouvellement de la conflictualité au travail ? a le mérite de faire de cet objet un processus et non un résultat.
Jean-Pierre Durand
Références bibiographiques utilisées
Abelhauser Alain, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (2011), La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits/Fayard.
Buscatto Marie, Loriol Marc, Weller Jean-Marc (2008), Au-delà du stress au travail. Une sociologie des agents publics au contact de l’usager, Toulouse, Érès.
Clot Yves (2010), Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.
Cottereau Alain (1983), « L’usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement social, n° 124.
Dejours Christophe (1993), Travail, usure mentale, Paris, Bayard.
Devinck et Rosental (2009), « Une maladie sociale avec des aspects médicaux »: la difficile reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle dans la France du premier XXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56/1.
Durand Jean-Pierre (2004), La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire, Paris, Le Seuil.
Durand Jean-Pierre (2017), La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer, se taire ?, Lormont, Le Bord de l’Eau.
Ehrenberg Alain (2000 [1998]), La fatigue d’être soi. Dépression et Société, Paris, Editions Odile Jacob.
Gaulejac Vincent de (2011), Travail, les raisons de la colère, Paris, Le Seuil.