Quel travail et quelle exploitation sur les plateformes numériques ?

Les plateformes numériques relèvent d’un ensemble d’innovations dont l’objectif pourrait se résumer en la problématique suivante : comment faire des profits dans des secteurs en plein développement (les services) et où les stratégies de profit traditionnelles ne fonctionnent pas ? Pour être plus précis, il s’agit de créer des profits qui rejoignent assez directement la sphère financière (avec moins d’intermédiaires que traditionnellement dans l’industrie) et de dégager des profits dans des secteurs d’activités qui échappaient plutôt à ces acteurs financiers. Ce court article n’entend pas traiter de toutes les innovations en cours ni de toutes les activités concernées, il cherche à analyser par quels processus socio-économiques des innovations technologiques sont utilisées pour dégager des marges conséquentes, là où celles-ci n’étaient même pas prévisibles deux décennies plus tôt.

Globalement, dans les secteurs traditionnels des services dont le développement est continu (transports et services aux personnes, télécommunications, mass-média, commerce et livraison, réparation et maintenance, santé, enseignement, restauration…), les modes de rationalisation du travail ne peuvent guère être copiés sur ce qui fit les décennies dorées de l’industrie. Ni la rationalisation des gestes ouvriers, ni même la rationalisation du travail d’ingéniérie tel qu’on le connaît dans la conception automobile et aéronautique sont applicables dans la relation de service. Plus encore l’étape suivant la rationalisation des gestes ouvriers, à savoir l’automatisation des processus, c’est-à-dire la substitution des machines à l’homme, s’est avérée très décevante en terme d’efficacité sociale et de profitabilité : on peut prendre l’exemple des centres d’appels où le recours aux scripts rigoureux ne fonctionne pas vraiment alors que les boîtes vocales (substitution des hommes et des femmes par la machine) sont rejetées par le public : le dressage des clients et des usagers à la froide rigueur des algorithmes des plateformes paraît plus efficace (tant pis pour ceux et celles qui résistent ou n’ont pas les ressources suffisantes pour accéder à ces nouvelles machines !).

Dans ce chapitre, il s’agit de montrer comment l’impossible rationalisation du travail dans la relation de service (voire dans certaines activités des back offices), associée au potentiels des innovations technologiques dans traitement de l’information (big data et algorithmes) conduit à cette révolution technico-économique : puisque la baisse des prix dans la production des services ne peut être obtenue par la réduction des coûts du travail dans le procès de travail lui-même (rationalisation, intensification), elle a lieu à travers la transformation des conditions et des statuts de l’emploi des travailleurs, voire de la mise au travail des usagers et des consommateurs. La diversité des procédures renouvelées pour exploiter autrement les travailleurs —ou les consommateurs— mérite analyse car il y a toujours un risque de tout confondre en caractérisant comme exploitation capitaliste, une simple activité quotidienne de consommation, de jogging ou de pratiques culturelles… La confusion n’éclaire pas les esprits quant à d’éventuelles alliances sociales et politiques pour ralentir ou stopper un processus qui se présente, quand même, comme irrésistible et indomptable.

Les questions qui résulte de cette préoccupation générale peuvent se décliner ainsi : quel est le travail des travailleurs et des usagers ou des clients sur/autour de ces plateformes ? Et au-delà travaillent-ils ? Si oui sont-ils exploités et par qui ? Quels sont les processus de production de la valeur, de la survaleur et qui en profite ? Peut-on expliquer par là les sommets des capitalisations boursières de quelques unes de ces plateformes numériques ? Après avoir débattu du travail et de l’exploitation des travailleurs captés par ces plateformes, nous analyserons la nature de leur subordination à celles-ci, avant d’interroger ce que signifie laisser des indices et des traces sur Internet ou sur tout autre dispositif numérique.

Le travail des clients : quelle exploitation ?

Selon nous, les clients, les consommateurs et les usagers travaillent lorsqu’ils prennent en charge une partie du travail hier effectué par des salariés d’une entreprise ou d’une institution publique. L’achat d’un titre de transport, l’organisation d’un séjour à l’étranger, la demande d’une carte grise ou de tout autre document officiel sur Internet, etc. est bien une activité et un travail hier assurés par un salarié : il y a bien substitution du travail de l’un (le salarié) par le travail de l’autre (le client/usager). On peut soutenir que ce n’est pas nouveau et qu’il s’agit de la poursuite de la logique du self service à la pompe à essence ou dans la grande distribution ; bien sûr, mais on doit ajouter qu’il s’agit maintenant d’un grand remplacement puisqu’il touche pratiquement tous les services et que son extension, par exemple dans le secteur de la santé, est annoncée pour un proche avenir.

Ainsi, les clients et les usagers travaillent, même si c’est dans le plaisir (le shopping en ligne par exemple) ou dans le confort de leur sweet home. Pourtant, quelques sociologues contestent cette démarche à partir d’une définition restrictive du travail (Cochoy & Lachèze, 2011) qui l’associent à la peine et à l’effort, à partir de son origine étymologique du tripalium : selon ces auteurs, face au caractère bénévole des collaborations, du plaisir et de la satisfaction constatés dans les jeux et dans les co-productions telles que définies ci-dessus, il ne saurait y avoir travail. Mais fondamentalement, la question n’est pas vraiment celle de l’existence ou non du travail : pour nous la question, bien plus difficile, est plutôt celle de savoir si le client ou l’usager travaillant produisent de la valeur et si oui au bénéfice de qui ?

Nous nous proposons d’aller au-delà de ce qu’analyse Marie-Anne Dujarrier (2014) qui ne s’intéresse pas à la problématique économique des plateformes, mais plutôt de discuter la thèse de Guillaume Tiffon (2013) qui y voit une néo-exploitation. Selon nous, du point de vue strictement scientifique, il ne peut y avoir exploitation (au sens marxiste du terme), puisqu’il n’y a pas subordination salariale. Nous soutenons la thèse que c’est l’innovation en tant que telle qui bénéficie à son propriétaire (celui qui possède la plateforme) à partir de la plus-value (survaleur) qui n’est pas créée par ses salariés, mais qui est issue du marché à travers l’avantage concurrentiel créé par l’innovation à laquelle il recourt. Comment est-ce possible ? Comment cela fonctionne ? Pour l’expliquer, nous devons passer par la thèse de la plus-value extra, découverte par Marx, mais très peu connue malgré l’intérêt et ses atouts pour rendre compte des situations complexe présentes.

Nous ne rappelons pas la thèse de l’exploitation chez Marx, ni celle de la plus-value absolue (obtenue en augmentant le temps de travail à salaire égal), ni celle de la plus-value relative (abaissement du coût du travail donc du salaire à durée de travail constante). Le principe de la plus-value extra (Marx, 1948, LI, t1, 11-13) est le suivant : tout entrepreneur cherche les innovation productives (organisation de la production ou du travail, innovations technologiques…) qui lui permettent de produire moins cher que la moyenne du prix du marché. Pour faciliter la démonstration, nous écartons les gros investissements (augmentation du capital constant), pour ne prendre en compte que les innovations « légères » (on en néglige les coûts), comme par exemple l’accroissement du rythme de travail des salariés ou tout simplement le travail des clients pour ce qui est des exemples contemporains. Sachant que l’entrepreneur n’a pas à augmenter sa masse salariale du fait de cette innovation, l’avantage économique né de cette dernière lui revient.  

 Nombre d’éléments de service traités par jourPart de la valeur du travail (v+pl) cristallisée sur chaque élémentValeur d’un élément  (c+v+pl)Prix de vente de chaque élément de servicePlus-value extra : prix du marché moins valeur de l’élément
Entreprise X8120€/8 = 15€12€+15€ = 27€27€néant
Entreprise innovante Y12120€/12 = 10€12€+10€=22€27€27€-22€ = 5€

NB. Les données sont évidemment arbitraires : le salaire quotidien est fixé à 120€. C (part de capital constant : bâtiment, informatique…) correspond à l’usure des infrastructures transférée à chaque élément de service pendant la durée d’utilisation (soit, ici, 12€ incorporé dans chaque élément)

Dans le tableau ci-dessus, les 2 firmes versent les mêmes salaires quotidiens de 120€, mais l’entreprise innovante Y traite 12 éléments de services par jour contre 8 dans l’entreprise ordinaire X. Ainsi, dans l’entreprise Y —dont l’innovation réside dans le travail des clients— la valeur de chaque élément condense la part du salaire (v) et l’usure des installations (c) soit 22€ alors que dans l’entreprise X, la valeur du même élément s’établit à 27€. Si l’entreprise Y vend au prix du marché, elle bénéficie d’un avantage de 5€ (soit un avantage de 18,5 % sur le concurrent). Comme l’écrit Marx, « le capital a donc un penchant incessant et une constante à augmenter la force productive du travail pour baisser le prix des marchandises et, par la suite —celui du travailleur[1] » (Marx, 1948, 13).

À travers cette analyse, il apparaît que les clients ne sont pas exploités et ne produisent pas eux-mêmes un « néo-surtravail » (Tiffon, 2013, 159), mais que l’innovation qu’est le travail des clients et des usagers conduit à la production d’une plus-value extra par les salariés que l’entrepreneur  s’approprie. Le passage par la théorie de la plus-value extra a le mérite de montrer que si le client travaille, il n’est pas exploité au sens strict du terme. Il n’entretient pas un lien de subordination avec l’offreur, tel qu’il est défini par le salariat ; mais le résultat de son travail de client ou d’usager ne lui échappe pas moins. C’est en ce sens que l’on peut parler de spoliation ou de captation, par l’offreur de service, de la valeur créée par le client ou par l’usager.

La distinction est essentielle pour éviter le piège que nous tend Patrick Rozenblatt (2017) qui finit par déclarer : Travailleurs, consommateurs, même combat ! La distinction que nous opérons entre spoliation et exploitation montre que les processus d’appropriation de la survaleur ne sont pas les mêmes et que le client-travailleur, comme tout consommateur ou tout usager est d’abord étranger à l’exploitation capitaliste de son travail. Y compris parce que le travail de l’usager ou du consommateur (spolié) s’accompagne d’un bien plus grand plaisir au travail que ne peut connaître le salarié…

Le travail dans le crowdsourcing et avec les plateformes

Nous proposons de distinguer deux situations :

  • le crowdsourcing, dans lequel les prestataires invités à travailler par une plateforme et sur cette plateforme ont en général le statut d’auto-entrepreneur (en France) ou aucun statut dans bon nombre de pays (émergents ou non) ; on peut prendre comme exemple les petites mains de Turk Amazon où le travailleur n’entretient pas de lien de subordination salariale, mais où les outils numériques de la plateforme encadre très étroitement les tâches et les modes opératoires des travailleurs : la subordination apparaît dans le rapport au/dans le travail mais n’est pas juridique. Le travailleur est payé à la tâche et c’est sa dextérité qui est récompensée s’il parvient à réaliser très rapidement ce que le moyenne des travailleurs termine en une durée supérieure ; ici on peut parler d’exploitation, non pas directe mais dans une forme ancienne (précapitaliste) réhabilitée grâce aux plateformes numériques et au télétravail ;
  • les plateformes qui servent d’intermédiaires entre le client et le prestataire (VTC, livraison de repas à domicile, coursiers en tous genres…), le prestataire dépend totalement de la plateforme qui lui donne ou non des clients selon des critères qu’elle définit seule, fondés largement sur les avis et les retours des clients (le ranking des livreurs à vélos attribue automatiquement les meilleures plages horaires à ceux qui « se défoncent le plus », à leurs risques et périls). Dans cette relation triangulaire, seul le prestataire travaille (il rend un service au client) et la plateforme prélève une « commission » sur le paiement par le client du service. Comme pour le crowdsourcing, le travailleur est économiquement dépendant de la plateforme, sans subordination salariale, y compris parce qu’il est contraint d’adopter un statut d’indépendant quelle qu’en soit la forme juridique concrète (auto-entrepreneur, free lance…). Cette dépendance du prestataire par rapport à la plateforme quant aux commandes et aux ordres qu’il en reçoit ou pas, est l’outil de coercition des plateformes pour que le prestataire accepte toutes les conditions de travail et de rémunération (horaires, tarifs, comportements, etc.) qu’elles lui imposent.

Dans ces deux situations, c’est un retour au travail aux pièces ou au tâcheronnat tel qu’il fonctionnait par exemple dans le travail à domicile des paysans : les patrons (ou plutôt les donneurs d’ordre) apportaient aux paysans la matière première —et leur louaient les moyens de production : métiers à tisser, outillage pour fabriquer les chaussures ou les gants— et revenaient la semaine suivante prendre livraison des produits finis. C’est ce que Marx a appelé la soumission formelle du travail au capital, concept qu’il a développé pour expliciter la lente transition de l’artisanat et de la petite paysannerie vers la manufacture (Marx, 1971, 194-195 ; Marx, 2011). Dans celle-ci, la soumission devient réelle avec le salariat dans le mode de production capitaliste. Aujourd’hui, il y a exploitation à travers cette soumission formelle du travail au capital lorsque les plateformes donnent du travail à des travailleurs indépendants[2].

Revenir au concept de soumission formelle du travail à propos des services permet de souligner à la fois la permanence du principe de la soumission du travail au capital dans le système capitaliste depuis ses origines et de montrer l’inventivité et les capacités d’innovation qu’il recèle pour exploiter les travailleurs. Puisque la subordination salariale et la soumission réelle du travail au capital qui en est le ressort lui étaient bénéfiques au XIXe et XXe siècles, il l’a généralisée. Aujourd’hui, si les vertus de cette soumission réelle s’émoussent, certains employeurs s’en débarassent avec légéreté pour revenir au proto-capitalisme.

Cette question de la soumission formelle à la place du salariat est devenue centrale pour nombre de travailleurs, puisque dans certains pays (Grande Bretagne, certains états américains, Belgique, voire la France[3]…), leurs luttes organisées (chauffeurs de VTC, coursiers à vélo…) ont conduit les insititutions étatiques à reconnaître leur subordination comme étant de nature salariale puisqu’ils sont soumis à des règles de travail extrêmement précises avec un contrôle effectif du suivi de celles-ci conduisant à des sanctions. Le principal argument qui joue en défaveur des travaileurs réside dans le fait que, pour bien remplir leur journée (autrement dit pour intensifier leur travail afin de percevoir un revenu décent), ils travaillent avec plusieurs plateformes : ainsi la preuve de la dépendance d’un employeur pour caractériser le régime salarial ne peut qu’être difficilement avancée. Aujourd’hui les institutions juridiques de la plupart des pays où opèrent les plateformes sont saisies avec des verdicts différents qui leur sont plus ou moins favorables. Mais ces plateformes peuvent continuer à œuvrer, d’une part parce qu’elles ne cessent de faire appel des décisions juridiques qui les déservent et d’autre part en raison d’un chômage ou d’un sous-emploi qui restent conséquents malgré des statistiques souvent bien optimistes (les modes de calculs et surtout les publications dans les médias sous-estiment considérablement les emplois en CDD, à temps partiel subi, chez les jeunes et chez les seniors).

Ce que montre le développement du travail géré par les plateformes numériques peut se résumer en deux points :

  • la mise en évidence d’une certaine crise du salariat du point de vue des employeurs quant à la mobilisation du travail dans le processus de rationalisation des services par les voies traditionnelles offre un travail monotone et répétitif dont les salariés plus éduqués qu’hier refusent la nature,
  • la soumission formelle du travail au capital telle qu’elle est pratiquée par Uber, Deliveroo et bien d’autres plateformes est le meilleur outil de mobilisation et d’asservissement des travailleurs puisqu’ils sont rémunérés à la tâche (soit aussi le non-paiement de leur formation, des congés, de la couverture sociale, etc.).

Au-delà du renouvellement des formes d’exploitation par le retour au tâcheronnat, la conclusion principale du tournant actuel des formes d’emploi est l’

L’essoufflement du salariat quant à ses capacités de mobilisation subjective ne touche pas que le travail avec les plateformes : il est tout aussi visibledans les secteurs en plein développement comme les médias, la publicité, la communication, le consulting, les enquêtes d’opinion, etc. Nous avons montré ailleurs (Durand, 2017) comment, dans les secteurs créatifs cités ci-dessus, les jeunes issus d’Écoles réputées refusent le travail salarié au bénéfice de l’incertitude des statuts de free lance. Le salariat apparaît, du double point de vue des employeurs dans certains secteurs et des travailleurs (chez les créatifs), comme un cadre trop étroit pour intensifier le travail en le rationalisant. Alors le capitalisme peut mettre fin à cette soumission réelle et revenir à une soumission formelle du travail au capital.

 Pourtant, personne n’en conclura qu’il s’agit d’un cycle annonciateur de la fin prochaine du capitalisme revenant à sa forme première de soumission formelle du travail et pourquoi pas de son dépassement vers un autre « mode de production » inconnu, en cours d’émergence ! Bien au contraire, ce retour à des formes anciennes de l’exploitation du travail —dans un contexte globalisé et financiarisé totalement inédit— prouve, s’il en était encore besoin,  la formidable capacité d’innovation du capitalisme qui recrée les conditions d’emploi qu’il avait lui-même fait disparaître deux siècles plus tôt. Face à une crise d’efficacité du travail salarié dans les services, qu’ils soient à la personne donc difficiles à rationaliser ou dans des secteurs à haute valeur ajoutée (les secteurs créatifs), l’impossible solution dans le travail salarié capitaliste conduit les décideurs à chercher de nouvelles issues dans des formes d’emplois rétrogrades qu’ils considérent comme bien plus efficaces que le salariat.

Travail et production intensive de traces numérisées

Chacun d’entre nous laisse des dizaines ou des centaines de traces (ou informations) par jour sur les plateformes de l’Internet, mais aussi à travers nos simples activités telles que payer par carte bancaire, consulter des catalogues en ligne (ou acheter en ligne), rechercher un horaire de train ou d’avion, classer des photos, etc. Ce peut être aussi aller sur un moteur de recherche pour vérifier une date, l’orthographe du nom d’un auteur, s’assurer qu’un texte d’étudiant n’est pas un plagiat, etc.

Peut-on considérer ces activités de « petits poucets » comme du travail ? Non, car il n’y a pas de valeur intrinsèque et immédiate à cette trace : celle-ci en tant que telle n’est pas productive de valeur. Elle ne pourra acquérir une valeur (marchande) que lorsque des salariés ou des prestataires des énormes bases de données les auront triées, classées, regroupées, etc. pour trouver un acheteur de ces bases (qui les utilisera grâce à ses propres experts du data mining). En d’autres termes, une information n’a aucune valeur —en général et marchande en particulier— s’il n’y a pas de destinataire… Et les dizaines ou les centaines de traces que nous laissons quotidiennement en utilisant des machines numériques ne sont ni « du travail » ni ne possèdent de valeur.

Il n’y a ni travail, ni exploitation dans la production de traces, pas plus que lorsque l’ours laisse des traces dans la neige canadienne : la valeur existera quand les chasseurs travailleront à l’analyse de ces traces pour choisir ou non de poursuivre l’ours, de le tuer et d’en vendre la peau ! Ce n’est qu’en aval de cette production de traces, qu’il y a travail et exploitation des salariés (ou des prestataires) lorsqu’il valorisent ces traces en les organisant en data, dans des data banks grâce à des logiciels et des algorithmes de plus en plus complexes.

Cette analyse s’écarte radicalement de celle d’Antonio Casilli et de la plupart des tenants du digital labor (aux États-Unis essentiellement) pour lesquels toute activité sur ou avec le numérique est du travail et qu’en conséquence il doit être rémunéré : il s’agit de « formes d’activités assimilables au travail, parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance » (Cardon et Casilli, 2015[4]). C’est une belle confusion sur ce qu’est la valeur dans le capitalisme et une belle négation de tous les apports de l’économie critique (ou hétérodoxe), car, comme déjà dit, la valeur n’est créée que par les travailleurs  qui traitent et organisent ces traces. Enfin, en raison de ce refus de la pensée des économistes hétérodoxes, l’auteur rate toute la discussion sur l’exploitation ou non des travailleurs, pour terminer par une formule étonnante : « [dans l’économie numérique], face à un haut degré d’exploitation, nous connaissons un faible degré d’aliénation ». On pourrait tout aussi bien soutenir le contraire !!

Conclusion

Il subsiste un thème non abordé jusqu’à présent dont nous ferons la conclusion, à savoir le fait que nombre de services sont co-produits (Durand 2017) : santé, service à la personne, formation mais aussi commandes et consultations sur les plateformes numériques pour ce qui nous intéresse ici. On parle de prosumer (télescopage de producteur et de consumer). Lequel travaille pour lui-même et/ou prend plaisir à son activité de recherche ou de jeu : il co-construit son service en achetant un billet, une nuit d’hôtel ou une tondeuse à gazon ; ou bien il joue en ligne sur des jeux vidéo.

À y regarder de près, cette analyse en termes de co-construction du service, intéressante du point de vue de l’activité, pour le sociologue ne change rien à notre classement en trois catégories de l’activité de l’internaute. Car soit le prosumer produit de la valeur confisquée par le propriétaire de la plateforme, soit il ne fait que laisser des traces qui n’auront de valeur que lorsqu’elle seront travaillées par d’autres : ingénieurs, data miners, marketeurs, etc. Il y a selon nous, derrière les thèses du digital labor, la création ou l’entretien d’une confusion dans les concepts et dans la démarche, au nom du caractère nouveau de l’Internet ; mais sur le fond les lois de la valorisation du capital demeurent et c’est peut-être ce qu’il faut retenir, même si les formes changent. C’est bien le « pas de côté » que fait le capital et ses représentants en ripant des questions du travail vers celles de l’emploi, auquel nous avons à faire face, chercheurs, syndicalistes et politiques prônant une alternative au régime socio-économique actuel. Le défi est d’autant plus difficile à relever que, par essence, le syndicalisme a beaucoup plus de mal à traiter les questions de l’emploi que celles du travail. Quelles mobilisations les nouveaux tâcherons inventeront-ils pour inverser le rapport de forces dans la soumission formelle du travail au capital ?

Bibliographie sélective

– Cardon Dominique et Antonio A. Casilli (2015), Qu’est-ce que le Digital labor ?, Paris, Ina Éditions.

Caveng Rémy (2011), Un Laboratoire du salariat libéral. Les instituts de sondage, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant.

Caveng Rémy (2014), « Institutionnalisation et usages d’un salariat libéral », La Nouvelle Revue du Travail, n° 5, http://journals.openedition.org/nrt/1832

– Cochoy Franck & Aurélie Lachèze (2011), « L’usage des codes-barres 2D comme “self marketing” : travail du consommateur ou curiosité en jeu ? », Sciences de la société, n° 82 ?

– Dujarier Marie-Anne (2014 [2008]), Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous co-produisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte.

– Durand Jean-Pierre (2à17), La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire ?, Lormont, Éditions Au Bord de l’Eau.

– Lopez Caille Pablo (2016), « L’auto-exploitation des camionneurs de longue distance indépendants en Espagne », La Nouvelle Revue du Travail, n° 8 ; http://journals.openedition.org/nrt/2726.

– Marx Karl (1971), Un chapitre inédit du « Capital », Paris, UGE 10/18.

– Marx Karl (2011), Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Editions sociales.

– Rozenblatt Patrick (2017), Razzia sur le travail. Critique de l’invalorisation du travail au 21e siècle, Paris, Éditions Syllepse.

– Tiffon Guillaume (2013), La mise au travail des clients, Paris, Economica.


[1] Marx fait ici allusion à la production de la plus-value relative, mais ici les processus convergent avec ce qui nous intéresse ici, le travail des clients. En effet, dans le processus de création de la plus-value relative, les prix des marchandises constitutives de la force de travail baissant pour plusieurs raisons, le coût de sa reproduction baisse aussi et les salaires peuvent être réduits à leur tour (évidemment le phénomène réel est plus complexe puisqu’il inclut par exemple l’inflation à travers laquelle les salaires augmentent en général moins vite que l’inflation). Si l’on reprend le raisonnement de Marx, le travail des clients tend à faire baisser, à terme les prix, des services entrant dans la reproduction de la force de travail, puisque tous les offreurs vont recourir à cette innovation pour bénéficier de la plus-value extra. Ce qui fait aussi disparaître la plus-value extra « dès que le nouveau mode de production se généralise et qu’en même temps s’évanouit la différence entre la valeur individuelle [celle notre entreprise Y] et la valeur sociale des marchandises produites à meilleur marché » (Marx, 1948, 12). Mais ce qui nous intérese ici est que cette course à la baisse de la valeur du service par le travail du client est permanente et qu’en conclusion les entreprises (ou les administrations publiques) n’ont de cesse de ruser avec les clients et les usagers pour les faire travailler toujours plus… y compris pour faire baisser le coût de reproduction de la force de travail (tout en augmentant le niveau de vie et de consommation, ce qui est une autre histoire, mais qui participe à l’explication de la reproduction sociale et du conservatisme social).

[2] Le débat est réel sur les différents concepts utilisés aujourd’hui pour rendre compte de cette situation : Rémi Caveng (2011, 2014) parle de salariat libéral pour caractériser ce salariat déguisé et ses apparences de libertés. De son côté, Pablo Lopez Calle (2016) qualifie d’autoexploitation cette subordination nouvelle, ce qui peut apparaître éloigné des canons marxistes : la justification qu’il propose dans l’article cité mérite d’être considérée…

[3] Sans trop entrer dans les détails juridiques, il nous faut remarquer l’importance du verdict rendu par la Chambre Sociale de la Cour de Cassation le 28 novembre 2018. Elle a estimé que l’ancien livreur de la plateforme Take It Easy (disparue en 2016), était bien titulaire d’un contrat de travail dans la mesure où « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

[4] Voir notre critique de l’ouvrage dans La Nouvelle Revue du Travail (n° 8/2016).