Le vin d’Épineuil. Renaissance d’un vignoble bourguignon

En 1960 le vignoble d’Épineuil ne couvrait plus qu’une dizaine d’hectares, remplacé par des céréales ou des friches. Sa renaissance est le fruit des efforts soutenus du maire pendant vingt-cinq ans. Mais sans le soutien des autorités agricoles de l’Yonne et surtout, de l’engagement de celles et ceux qui ont petit à petit préparé la terre puis replanté le Pinot et le Chardonnay, cette aventure n’aurait pu se réaliser.

Aujourd’hui le vin d’Épineuil a retrouvé sa place en Bourgogne et il est à nouveau apprécié tant en France qu’à l’étranger.

C’est cette histoire que raconte ce livre :

  • La naissance du vignoble au XIe siècle.
  • Sa presque disparition sous les coups du phylloxera, de la guerre de 14-18 qui voit disparaître dans les tranchées nombre de vignerons, de l’exode rural et de conditions économiques difficiles.
  • Puis la formidable aventure de sa renaissance.
  • Enfin, aujourd’hui, le travail des vignerons-viticulteurs d’extension du vignoble et de montée en gamme des vins, sans méconnaitre les changements nécessaires pour faire face aux défis climatiques et environnementaux, en particulier, pour certains, par une conversion au « bio ».

Jean-Pierre Durand, Professeur émérite de Sociologie à l’Université d’Évry-Paris Saclay a, pour écrire ce livre utilisé deux sources : les archives du maire et des entretiens auprès de tous ceux et toutes celles qui ont participé à cette aventure et qui aujourd’hui en sont les acteurs.

À commander en librairie ou chez l’éditeur : www.raisonetpassions.fr

Le piège de l’employabilité

Critique d’une notion au regard de ses usages sociaux

Filmic Sociology. Theory and Pratice

Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand

Filmic Sociology proposes an exploration of the intellectual resources offered by the hybridization of sociology and cinema: practicing sociology, or other human sciences, through images and sound. In the age of the image, this essay invites sociological research, not only through the discipline’s approach, but also through the joint learning of techniques (shooting and sound recording, derushing, editing, etc.) and film writing.

Using concrete examples, the authors analyze what it means to think through the image, explain the different phases of making a sociological documentary, and question, through sociological film, the representations of reality and, more specifically, what remains invisible in the social world. The result is a reflective look at the theories and practices presented, to better equip the sociologist-filmmaker.

Illustrated with numerous photographs that mark the history of documentary photography and film, the book is intended for both teachers-researchers and students in all disciplines of the humanities and social sciences who practice video and photography or wish to discover their uses. Students in documentary and film schools, as well as students in information and communication programs, will also benefit from the book in their studies.

Endorsements

USA: “What Joyce Sebag and Jean-Pierre Durand propose is literally to ‘think by images.’ The image is not an element constructed afterwards by thinking, it is first by the perception, and constitutive in the act of thinking.”

Guillaume Sirois, Professor, Université de Montréal, Visual Studies, Vol. 36 I.4-5, 2021.

Canada: “Harper, in the Foreword, compares filmic sociology to a ‘spider’s web. This powerful book is a reflective manual. It’s a manifesto for a visual and filmic sociology.”

Aziz Hlaoua, Professor at Rabat University, Communication (Quebec), 2022.

France: “In this book, filmic sociology emancipates itself from the written word, because if the visible and the lived can screen what is hidden, it is the narrative construction proposed by the film that must make them perceptible: the image contextualises what is said in order to better understand it, the image tells of relations ignored by traditional sociology.”

Pascal Cesaro, Assitant Professor (Aix-Marseille University), in Images du travail, travail des images (France), 2022.

Brazil: “For the authors, filmic sociology produces knowledges from the recording of sounds and images, during viewing or analysis of the rushes, and finally, during editing, which juxtaposes them to create meaning and fresh visions. Then the practice of the sociologist-filmmaker provides a reintegration of the sensitive in the discipline through the audiovisual production.”

Rafael Fermino Beverari, Universidade Estadual de Campinas, Tempo Social (Brazil), 2021.

France: “For Sebag and Durand, the hybridization of sociological and cinematographic approaches is at the heart of filmic sociology. More than documentary evidence, the sociological film must be received as a tool for reflection and debate. It brings the reader back into the territory of reasoning after inviting him to open up sociological thought to the emotions and the imagination.”

Nicolas Hatzfeld, Professor of History, IDHES-CNRS, La Nouvelle Revue du Travail (France), 2022.

Italia: “The merit of Joyce Sebag and Jean-Pierre Durand is that they have skilfully shown us the heuristic potential of a complex discipline: images and sounds that are good for reflection, and for producing progress in the direction of a dialogic and polysemous knowledge of reality.”

Gianfranco Spitelli, University of Teramo, Voci (Italia), 2021.

Canada: “The authors defend two central ideas linked to the very foundations of sociological film-making. Firstly, an attachment to scientific rigor where the construction of the object, the fieldwork and the methodological tools of the discipline are combined. Secondly, filmic sociology is considered as a research tool as much as a medium, in which the out of shot is consubstantial with reality.”

Pierre Fraser, Sociologist-filmmaker, Sociologie visuelle (Canada), 2021

Quel travail et quelle exploitation sur les plateformes numériques ?

Les plateformes numériques relèvent d’un ensemble d’innovations dont l’objectif pourrait se résumer en la problématique suivante : comment faire des profits dans des secteurs en plein développement (les services) et où les stratégies de profit traditionnelles ne fonctionnent pas ? Pour être plus précis, il s’agit de créer des profits qui rejoignent assez directement la sphère financière (avec moins d’intermédiaires que traditionnellement dans l’industrie) et de dégager des profits dans des secteurs d’activités qui échappaient plutôt à ces acteurs financiers. Ce court article n’entend pas traiter de toutes les innovations en cours ni de toutes les activités concernées, il cherche à analyser par quels processus socio-économiques des innovations technologiques sont utilisées pour dégager des marges conséquentes, là où celles-ci n’étaient même pas prévisibles deux décennies plus tôt.

Globalement, dans les secteurs traditionnels des services dont le développement est continu (transports et services aux personnes, télécommunications, mass-média, commerce et livraison, réparation et maintenance, santé, enseignement, restauration…), les modes de rationalisation du travail ne peuvent guère être copiés sur ce qui fit les décennies dorées de l’industrie. Ni la rationalisation des gestes ouvriers, ni même la rationalisation du travail d’ingéniérie tel qu’on le connaît dans la conception automobile et aéronautique sont applicables dans la relation de service. Plus encore l’étape suivant la rationalisation des gestes ouvriers, à savoir l’automatisation des processus, c’est-à-dire la substitution des machines à l’homme, s’est avérée très décevante en terme d’efficacité sociale et de profitabilité : on peut prendre l’exemple des centres d’appels où le recours aux scripts rigoureux ne fonctionne pas vraiment alors que les boîtes vocales (substitution des hommes et des femmes par la machine) sont rejetées par le public : le dressage des clients et des usagers à la froide rigueur des algorithmes des plateformes paraît plus efficace (tant pis pour ceux et celles qui résistent ou n’ont pas les ressources suffisantes pour accéder à ces nouvelles machines !).

Dans ce chapitre, il s’agit de montrer comment l’impossible rationalisation du travail dans la relation de service (voire dans certaines activités des back offices), associée au potentiels des innovations technologiques dans traitement de l’information (big data et algorithmes) conduit à cette révolution technico-économique : puisque la baisse des prix dans la production des services ne peut être obtenue par la réduction des coûts du travail dans le procès de travail lui-même (rationalisation, intensification), elle a lieu à travers la transformation des conditions et des statuts de l’emploi des travailleurs, voire de la mise au travail des usagers et des consommateurs. La diversité des procédures renouvelées pour exploiter autrement les travailleurs —ou les consommateurs— mérite analyse car il y a toujours un risque de tout confondre en caractérisant comme exploitation capitaliste, une simple activité quotidienne de consommation, de jogging ou de pratiques culturelles… La confusion n’éclaire pas les esprits quant à d’éventuelles alliances sociales et politiques pour ralentir ou stopper un processus qui se présente, quand même, comme irrésistible et indomptable.

Les questions qui résulte de cette préoccupation générale peuvent se décliner ainsi : quel est le travail des travailleurs et des usagers ou des clients sur/autour de ces plateformes ? Et au-delà travaillent-ils ? Si oui sont-ils exploités et par qui ? Quels sont les processus de production de la valeur, de la survaleur et qui en profite ? Peut-on expliquer par là les sommets des capitalisations boursières de quelques unes de ces plateformes numériques ? Après avoir débattu du travail et de l’exploitation des travailleurs captés par ces plateformes, nous analyserons la nature de leur subordination à celles-ci, avant d’interroger ce que signifie laisser des indices et des traces sur Internet ou sur tout autre dispositif numérique.

Le travail des clients : quelle exploitation ?

Selon nous, les clients, les consommateurs et les usagers travaillent lorsqu’ils prennent en charge une partie du travail hier effectué par des salariés d’une entreprise ou d’une institution publique. L’achat d’un titre de transport, l’organisation d’un séjour à l’étranger, la demande d’une carte grise ou de tout autre document officiel sur Internet, etc. est bien une activité et un travail hier assurés par un salarié : il y a bien substitution du travail de l’un (le salarié) par le travail de l’autre (le client/usager). On peut soutenir que ce n’est pas nouveau et qu’il s’agit de la poursuite de la logique du self service à la pompe à essence ou dans la grande distribution ; bien sûr, mais on doit ajouter qu’il s’agit maintenant d’un grand remplacement puisqu’il touche pratiquement tous les services et que son extension, par exemple dans le secteur de la santé, est annoncée pour un proche avenir.

Ainsi, les clients et les usagers travaillent, même si c’est dans le plaisir (le shopping en ligne par exemple) ou dans le confort de leur sweet home. Pourtant, quelques sociologues contestent cette démarche à partir d’une définition restrictive du travail (Cochoy & Lachèze, 2011) qui l’associent à la peine et à l’effort, à partir de son origine étymologique du tripalium : selon ces auteurs, face au caractère bénévole des collaborations, du plaisir et de la satisfaction constatés dans les jeux et dans les co-productions telles que définies ci-dessus, il ne saurait y avoir travail. Mais fondamentalement, la question n’est pas vraiment celle de l’existence ou non du travail : pour nous la question, bien plus difficile, est plutôt celle de savoir si le client ou l’usager travaillant produisent de la valeur et si oui au bénéfice de qui ?

Nous nous proposons d’aller au-delà de ce qu’analyse Marie-Anne Dujarrier (2014) qui ne s’intéresse pas à la problématique économique des plateformes, mais plutôt de discuter la thèse de Guillaume Tiffon (2013) qui y voit une néo-exploitation. Selon nous, du point de vue strictement scientifique, il ne peut y avoir exploitation (au sens marxiste du terme), puisqu’il n’y a pas subordination salariale. Nous soutenons la thèse que c’est l’innovation en tant que telle qui bénéficie à son propriétaire (celui qui possède la plateforme) à partir de la plus-value (survaleur) qui n’est pas créée par ses salariés, mais qui est issue du marché à travers l’avantage concurrentiel créé par l’innovation à laquelle il recourt. Comment est-ce possible ? Comment cela fonctionne ? Pour l’expliquer, nous devons passer par la thèse de la plus-value extra, découverte par Marx, mais très peu connue malgré l’intérêt et ses atouts pour rendre compte des situations complexe présentes.

Nous ne rappelons pas la thèse de l’exploitation chez Marx, ni celle de la plus-value absolue (obtenue en augmentant le temps de travail à salaire égal), ni celle de la plus-value relative (abaissement du coût du travail donc du salaire à durée de travail constante). Le principe de la plus-value extra (Marx, 1948, LI, t1, 11-13) est le suivant : tout entrepreneur cherche les innovation productives (organisation de la production ou du travail, innovations technologiques…) qui lui permettent de produire moins cher que la moyenne du prix du marché. Pour faciliter la démonstration, nous écartons les gros investissements (augmentation du capital constant), pour ne prendre en compte que les innovations « légères » (on en néglige les coûts), comme par exemple l’accroissement du rythme de travail des salariés ou tout simplement le travail des clients pour ce qui est des exemples contemporains. Sachant que l’entrepreneur n’a pas à augmenter sa masse salariale du fait de cette innovation, l’avantage économique né de cette dernière lui revient.  

 Nombre d’éléments de service traités par jourPart de la valeur du travail (v+pl) cristallisée sur chaque élémentValeur d’un élément  (c+v+pl)Prix de vente de chaque élément de servicePlus-value extra : prix du marché moins valeur de l’élément
Entreprise X8120€/8 = 15€12€+15€ = 27€27€néant
Entreprise innovante Y12120€/12 = 10€12€+10€=22€27€27€-22€ = 5€

NB. Les données sont évidemment arbitraires : le salaire quotidien est fixé à 120€. C (part de capital constant : bâtiment, informatique…) correspond à l’usure des infrastructures transférée à chaque élément de service pendant la durée d’utilisation (soit, ici, 12€ incorporé dans chaque élément)

Dans le tableau ci-dessus, les 2 firmes versent les mêmes salaires quotidiens de 120€, mais l’entreprise innovante Y traite 12 éléments de services par jour contre 8 dans l’entreprise ordinaire X. Ainsi, dans l’entreprise Y —dont l’innovation réside dans le travail des clients— la valeur de chaque élément condense la part du salaire (v) et l’usure des installations (c) soit 22€ alors que dans l’entreprise X, la valeur du même élément s’établit à 27€. Si l’entreprise Y vend au prix du marché, elle bénéficie d’un avantage de 5€ (soit un avantage de 18,5 % sur le concurrent). Comme l’écrit Marx, « le capital a donc un penchant incessant et une constante à augmenter la force productive du travail pour baisser le prix des marchandises et, par la suite —celui du travailleur[1] » (Marx, 1948, 13).

À travers cette analyse, il apparaît que les clients ne sont pas exploités et ne produisent pas eux-mêmes un « néo-surtravail » (Tiffon, 2013, 159), mais que l’innovation qu’est le travail des clients et des usagers conduit à la production d’une plus-value extra par les salariés que l’entrepreneur  s’approprie. Le passage par la théorie de la plus-value extra a le mérite de montrer que si le client travaille, il n’est pas exploité au sens strict du terme. Il n’entretient pas un lien de subordination avec l’offreur, tel qu’il est défini par le salariat ; mais le résultat de son travail de client ou d’usager ne lui échappe pas moins. C’est en ce sens que l’on peut parler de spoliation ou de captation, par l’offreur de service, de la valeur créée par le client ou par l’usager.

La distinction est essentielle pour éviter le piège que nous tend Patrick Rozenblatt (2017) qui finit par déclarer : Travailleurs, consommateurs, même combat ! La distinction que nous opérons entre spoliation et exploitation montre que les processus d’appropriation de la survaleur ne sont pas les mêmes et que le client-travailleur, comme tout consommateur ou tout usager est d’abord étranger à l’exploitation capitaliste de son travail. Y compris parce que le travail de l’usager ou du consommateur (spolié) s’accompagne d’un bien plus grand plaisir au travail que ne peut connaître le salarié…

Le travail dans le crowdsourcing et avec les plateformes

Nous proposons de distinguer deux situations :

  • le crowdsourcing, dans lequel les prestataires invités à travailler par une plateforme et sur cette plateforme ont en général le statut d’auto-entrepreneur (en France) ou aucun statut dans bon nombre de pays (émergents ou non) ; on peut prendre comme exemple les petites mains de Turk Amazon où le travailleur n’entretient pas de lien de subordination salariale, mais où les outils numériques de la plateforme encadre très étroitement les tâches et les modes opératoires des travailleurs : la subordination apparaît dans le rapport au/dans le travail mais n’est pas juridique. Le travailleur est payé à la tâche et c’est sa dextérité qui est récompensée s’il parvient à réaliser très rapidement ce que le moyenne des travailleurs termine en une durée supérieure ; ici on peut parler d’exploitation, non pas directe mais dans une forme ancienne (précapitaliste) réhabilitée grâce aux plateformes numériques et au télétravail ;
  • les plateformes qui servent d’intermédiaires entre le client et le prestataire (VTC, livraison de repas à domicile, coursiers en tous genres…), le prestataire dépend totalement de la plateforme qui lui donne ou non des clients selon des critères qu’elle définit seule, fondés largement sur les avis et les retours des clients (le ranking des livreurs à vélos attribue automatiquement les meilleures plages horaires à ceux qui « se défoncent le plus », à leurs risques et périls). Dans cette relation triangulaire, seul le prestataire travaille (il rend un service au client) et la plateforme prélève une « commission » sur le paiement par le client du service. Comme pour le crowdsourcing, le travailleur est économiquement dépendant de la plateforme, sans subordination salariale, y compris parce qu’il est contraint d’adopter un statut d’indépendant quelle qu’en soit la forme juridique concrète (auto-entrepreneur, free lance…). Cette dépendance du prestataire par rapport à la plateforme quant aux commandes et aux ordres qu’il en reçoit ou pas, est l’outil de coercition des plateformes pour que le prestataire accepte toutes les conditions de travail et de rémunération (horaires, tarifs, comportements, etc.) qu’elles lui imposent.

Dans ces deux situations, c’est un retour au travail aux pièces ou au tâcheronnat tel qu’il fonctionnait par exemple dans le travail à domicile des paysans : les patrons (ou plutôt les donneurs d’ordre) apportaient aux paysans la matière première —et leur louaient les moyens de production : métiers à tisser, outillage pour fabriquer les chaussures ou les gants— et revenaient la semaine suivante prendre livraison des produits finis. C’est ce que Marx a appelé la soumission formelle du travail au capital, concept qu’il a développé pour expliciter la lente transition de l’artisanat et de la petite paysannerie vers la manufacture (Marx, 1971, 194-195 ; Marx, 2011). Dans celle-ci, la soumission devient réelle avec le salariat dans le mode de production capitaliste. Aujourd’hui, il y a exploitation à travers cette soumission formelle du travail au capital lorsque les plateformes donnent du travail à des travailleurs indépendants[2].

Revenir au concept de soumission formelle du travail à propos des services permet de souligner à la fois la permanence du principe de la soumission du travail au capital dans le système capitaliste depuis ses origines et de montrer l’inventivité et les capacités d’innovation qu’il recèle pour exploiter les travailleurs. Puisque la subordination salariale et la soumission réelle du travail au capital qui en est le ressort lui étaient bénéfiques au XIXe et XXe siècles, il l’a généralisée. Aujourd’hui, si les vertus de cette soumission réelle s’émoussent, certains employeurs s’en débarassent avec légéreté pour revenir au proto-capitalisme.

Cette question de la soumission formelle à la place du salariat est devenue centrale pour nombre de travailleurs, puisque dans certains pays (Grande Bretagne, certains états américains, Belgique, voire la France[3]…), leurs luttes organisées (chauffeurs de VTC, coursiers à vélo…) ont conduit les insititutions étatiques à reconnaître leur subordination comme étant de nature salariale puisqu’ils sont soumis à des règles de travail extrêmement précises avec un contrôle effectif du suivi de celles-ci conduisant à des sanctions. Le principal argument qui joue en défaveur des travaileurs réside dans le fait que, pour bien remplir leur journée (autrement dit pour intensifier leur travail afin de percevoir un revenu décent), ils travaillent avec plusieurs plateformes : ainsi la preuve de la dépendance d’un employeur pour caractériser le régime salarial ne peut qu’être difficilement avancée. Aujourd’hui les institutions juridiques de la plupart des pays où opèrent les plateformes sont saisies avec des verdicts différents qui leur sont plus ou moins favorables. Mais ces plateformes peuvent continuer à œuvrer, d’une part parce qu’elles ne cessent de faire appel des décisions juridiques qui les déservent et d’autre part en raison d’un chômage ou d’un sous-emploi qui restent conséquents malgré des statistiques souvent bien optimistes (les modes de calculs et surtout les publications dans les médias sous-estiment considérablement les emplois en CDD, à temps partiel subi, chez les jeunes et chez les seniors).

Ce que montre le développement du travail géré par les plateformes numériques peut se résumer en deux points :

  • la mise en évidence d’une certaine crise du salariat du point de vue des employeurs quant à la mobilisation du travail dans le processus de rationalisation des services par les voies traditionnelles offre un travail monotone et répétitif dont les salariés plus éduqués qu’hier refusent la nature,
  • la soumission formelle du travail au capital telle qu’elle est pratiquée par Uber, Deliveroo et bien d’autres plateformes est le meilleur outil de mobilisation et d’asservissement des travailleurs puisqu’ils sont rémunérés à la tâche (soit aussi le non-paiement de leur formation, des congés, de la couverture sociale, etc.).

Au-delà du renouvellement des formes d’exploitation par le retour au tâcheronnat, la conclusion principale du tournant actuel des formes d’emploi est l’

L’essoufflement du salariat quant à ses capacités de mobilisation subjective ne touche pas que le travail avec les plateformes : il est tout aussi visibledans les secteurs en plein développement comme les médias, la publicité, la communication, le consulting, les enquêtes d’opinion, etc. Nous avons montré ailleurs (Durand, 2017) comment, dans les secteurs créatifs cités ci-dessus, les jeunes issus d’Écoles réputées refusent le travail salarié au bénéfice de l’incertitude des statuts de free lance. Le salariat apparaît, du double point de vue des employeurs dans certains secteurs et des travailleurs (chez les créatifs), comme un cadre trop étroit pour intensifier le travail en le rationalisant. Alors le capitalisme peut mettre fin à cette soumission réelle et revenir à une soumission formelle du travail au capital.

 Pourtant, personne n’en conclura qu’il s’agit d’un cycle annonciateur de la fin prochaine du capitalisme revenant à sa forme première de soumission formelle du travail et pourquoi pas de son dépassement vers un autre « mode de production » inconnu, en cours d’émergence ! Bien au contraire, ce retour à des formes anciennes de l’exploitation du travail —dans un contexte globalisé et financiarisé totalement inédit— prouve, s’il en était encore besoin,  la formidable capacité d’innovation du capitalisme qui recrée les conditions d’emploi qu’il avait lui-même fait disparaître deux siècles plus tôt. Face à une crise d’efficacité du travail salarié dans les services, qu’ils soient à la personne donc difficiles à rationaliser ou dans des secteurs à haute valeur ajoutée (les secteurs créatifs), l’impossible solution dans le travail salarié capitaliste conduit les décideurs à chercher de nouvelles issues dans des formes d’emplois rétrogrades qu’ils considérent comme bien plus efficaces que le salariat.

Travail et production intensive de traces numérisées

Chacun d’entre nous laisse des dizaines ou des centaines de traces (ou informations) par jour sur les plateformes de l’Internet, mais aussi à travers nos simples activités telles que payer par carte bancaire, consulter des catalogues en ligne (ou acheter en ligne), rechercher un horaire de train ou d’avion, classer des photos, etc. Ce peut être aussi aller sur un moteur de recherche pour vérifier une date, l’orthographe du nom d’un auteur, s’assurer qu’un texte d’étudiant n’est pas un plagiat, etc.

Peut-on considérer ces activités de « petits poucets » comme du travail ? Non, car il n’y a pas de valeur intrinsèque et immédiate à cette trace : celle-ci en tant que telle n’est pas productive de valeur. Elle ne pourra acquérir une valeur (marchande) que lorsque des salariés ou des prestataires des énormes bases de données les auront triées, classées, regroupées, etc. pour trouver un acheteur de ces bases (qui les utilisera grâce à ses propres experts du data mining). En d’autres termes, une information n’a aucune valeur —en général et marchande en particulier— s’il n’y a pas de destinataire… Et les dizaines ou les centaines de traces que nous laissons quotidiennement en utilisant des machines numériques ne sont ni « du travail » ni ne possèdent de valeur.

Il n’y a ni travail, ni exploitation dans la production de traces, pas plus que lorsque l’ours laisse des traces dans la neige canadienne : la valeur existera quand les chasseurs travailleront à l’analyse de ces traces pour choisir ou non de poursuivre l’ours, de le tuer et d’en vendre la peau ! Ce n’est qu’en aval de cette production de traces, qu’il y a travail et exploitation des salariés (ou des prestataires) lorsqu’il valorisent ces traces en les organisant en data, dans des data banks grâce à des logiciels et des algorithmes de plus en plus complexes.

Cette analyse s’écarte radicalement de celle d’Antonio Casilli et de la plupart des tenants du digital labor (aux États-Unis essentiellement) pour lesquels toute activité sur ou avec le numérique est du travail et qu’en conséquence il doit être rémunéré : il s’agit de « formes d’activités assimilables au travail, parce que productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance » (Cardon et Casilli, 2015[4]). C’est une belle confusion sur ce qu’est la valeur dans le capitalisme et une belle négation de tous les apports de l’économie critique (ou hétérodoxe), car, comme déjà dit, la valeur n’est créée que par les travailleurs  qui traitent et organisent ces traces. Enfin, en raison de ce refus de la pensée des économistes hétérodoxes, l’auteur rate toute la discussion sur l’exploitation ou non des travailleurs, pour terminer par une formule étonnante : « [dans l’économie numérique], face à un haut degré d’exploitation, nous connaissons un faible degré d’aliénation ». On pourrait tout aussi bien soutenir le contraire !!

Conclusion

Il subsiste un thème non abordé jusqu’à présent dont nous ferons la conclusion, à savoir le fait que nombre de services sont co-produits (Durand 2017) : santé, service à la personne, formation mais aussi commandes et consultations sur les plateformes numériques pour ce qui nous intéresse ici. On parle de prosumer (télescopage de producteur et de consumer). Lequel travaille pour lui-même et/ou prend plaisir à son activité de recherche ou de jeu : il co-construit son service en achetant un billet, une nuit d’hôtel ou une tondeuse à gazon ; ou bien il joue en ligne sur des jeux vidéo.

À y regarder de près, cette analyse en termes de co-construction du service, intéressante du point de vue de l’activité, pour le sociologue ne change rien à notre classement en trois catégories de l’activité de l’internaute. Car soit le prosumer produit de la valeur confisquée par le propriétaire de la plateforme, soit il ne fait que laisser des traces qui n’auront de valeur que lorsqu’elle seront travaillées par d’autres : ingénieurs, data miners, marketeurs, etc. Il y a selon nous, derrière les thèses du digital labor, la création ou l’entretien d’une confusion dans les concepts et dans la démarche, au nom du caractère nouveau de l’Internet ; mais sur le fond les lois de la valorisation du capital demeurent et c’est peut-être ce qu’il faut retenir, même si les formes changent. C’est bien le « pas de côté » que fait le capital et ses représentants en ripant des questions du travail vers celles de l’emploi, auquel nous avons à faire face, chercheurs, syndicalistes et politiques prônant une alternative au régime socio-économique actuel. Le défi est d’autant plus difficile à relever que, par essence, le syndicalisme a beaucoup plus de mal à traiter les questions de l’emploi que celles du travail. Quelles mobilisations les nouveaux tâcherons inventeront-ils pour inverser le rapport de forces dans la soumission formelle du travail au capital ?

Bibliographie sélective

– Cardon Dominique et Antonio A. Casilli (2015), Qu’est-ce que le Digital labor ?, Paris, Ina Éditions.

Caveng Rémy (2011), Un Laboratoire du salariat libéral. Les instituts de sondage, Bellecombe en Bauges, Éditions du Croquant.

Caveng Rémy (2014), « Institutionnalisation et usages d’un salariat libéral », La Nouvelle Revue du Travail, n° 5, http://journals.openedition.org/nrt/1832

– Cochoy Franck & Aurélie Lachèze (2011), « L’usage des codes-barres 2D comme “self marketing” : travail du consommateur ou curiosité en jeu ? », Sciences de la société, n° 82 ?

– Dujarier Marie-Anne (2014 [2008]), Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous co-produisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte.

– Durand Jean-Pierre (2à17), La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire ?, Lormont, Éditions Au Bord de l’Eau.

– Lopez Caille Pablo (2016), « L’auto-exploitation des camionneurs de longue distance indépendants en Espagne », La Nouvelle Revue du Travail, n° 8 ; http://journals.openedition.org/nrt/2726.

– Marx Karl (1971), Un chapitre inédit du « Capital », Paris, UGE 10/18.

– Marx Karl (2011), Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Editions sociales.

– Rozenblatt Patrick (2017), Razzia sur le travail. Critique de l’invalorisation du travail au 21e siècle, Paris, Éditions Syllepse.

– Tiffon Guillaume (2013), La mise au travail des clients, Paris, Economica.


[1] Marx fait ici allusion à la production de la plus-value relative, mais ici les processus convergent avec ce qui nous intéresse ici, le travail des clients. En effet, dans le processus de création de la plus-value relative, les prix des marchandises constitutives de la force de travail baissant pour plusieurs raisons, le coût de sa reproduction baisse aussi et les salaires peuvent être réduits à leur tour (évidemment le phénomène réel est plus complexe puisqu’il inclut par exemple l’inflation à travers laquelle les salaires augmentent en général moins vite que l’inflation). Si l’on reprend le raisonnement de Marx, le travail des clients tend à faire baisser, à terme les prix, des services entrant dans la reproduction de la force de travail, puisque tous les offreurs vont recourir à cette innovation pour bénéficier de la plus-value extra. Ce qui fait aussi disparaître la plus-value extra « dès que le nouveau mode de production se généralise et qu’en même temps s’évanouit la différence entre la valeur individuelle [celle notre entreprise Y] et la valeur sociale des marchandises produites à meilleur marché » (Marx, 1948, 12). Mais ce qui nous intérese ici est que cette course à la baisse de la valeur du service par le travail du client est permanente et qu’en conclusion les entreprises (ou les administrations publiques) n’ont de cesse de ruser avec les clients et les usagers pour les faire travailler toujours plus… y compris pour faire baisser le coût de reproduction de la force de travail (tout en augmentant le niveau de vie et de consommation, ce qui est une autre histoire, mais qui participe à l’explication de la reproduction sociale et du conservatisme social).

[2] Le débat est réel sur les différents concepts utilisés aujourd’hui pour rendre compte de cette situation : Rémi Caveng (2011, 2014) parle de salariat libéral pour caractériser ce salariat déguisé et ses apparences de libertés. De son côté, Pablo Lopez Calle (2016) qualifie d’autoexploitation cette subordination nouvelle, ce qui peut apparaître éloigné des canons marxistes : la justification qu’il propose dans l’article cité mérite d’être considérée…

[3] Sans trop entrer dans les détails juridiques, il nous faut remarquer l’importance du verdict rendu par la Chambre Sociale de la Cour de Cassation le 28 novembre 2018. Elle a estimé que l’ancien livreur de la plateforme Take It Easy (disparue en 2016), était bien titulaire d’un contrat de travail dans la mesure où « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

[4] Voir notre critique de l’ouvrage dans La Nouvelle Revue du Travail (n° 8/2016).

La Sociologie filmique comme rupture heuristique

Avec Joyce Sebag

Introduction

Nous nous proposons de présenter en quoi la sociologie filmique propose différents points de rupture avec la sociologie scripturale. Et, au-delà, comment la sociologie filmique ouvre une voie vers une production plus démocratique des savoirs.

Notre démarche initiée institutionnellement en 1996 à l’Université d’Évry —aujourd’hui Université d’Évry Paris-Saclay— vise à proposer une sociologie qui prend au sérieux une écriture cinématographique. Ce qui a signifié dès le départ un travail de réflexion épistémologique et la volonté de mettre en place une collaboration entre sociologues, ethnologues, anthropologues, historiens, philosophes et les professionnels du cinéma auxquels se sont joints les professionnels de la photographie. Ainsi la démarche a été double : d’une part à l’intérieur des sciences humaines entre la sociologie et l’anthropologie ou l’ethnologie qui utilisaient l’image-son depuis longtemps, d’autre part entre les sociologues et les professionnels de l’image quand ils disposaient d’une sensibilité aux sciences humaines. En d’autres termes, ils s’agissait aussi de nous imprégner de la longue histoire du cinéma documentaire et de la photo documentaire.

Ce chapitre repose sur la double expérience pédagogique de la création d’un Master de Sociologie intitulé « Image et Société », puis de l’encadrement de thèses en Sociologie filmique qui combinent un documentaire vidéo et un mémoire écrit centré sur les questions de la mise en image de la sociologie. Par ailleurs, la réalisation de cinq documentaires sociologiques et la publication de notre ouvrage La Sociologie filmique. Théories et pratiques (Sebag & Durand, 2020) ont aussi influencé l’écriture de ce chapitre.

1 – UNE RÉFLEXION ÉPISTÉMOLOGIQUE AU LONG COURS

Marcel Mauss, dans ses descriptions minutieuses de la gestuelle, des techniques du corps ou des rituels s’en est largement tenu à des analyses textuelles et n’a pas utilisé l’image comme l’avait fait Bronislaw Malinowski ou comme le recommandait Albert Khan qui a financé des opérateurs pour rapporter photos et films des lointaines contrées mal connues des Occidentaux. Margaret Mead et Georges Bateson, Marcel Griaule, puis Jean Rouch placent l’image au cœur de leur démarche d’anthropologues et d’ethnologues

Les prémisses d’une sociologie par l’image

Mais c’est avec l’expérience menée conjointement par Jean Rouch et par Edgar Morin pour la réalisation de Chronique d’un été (1960) qu’émerge une préoccupation cinématographique pour la sociologie dont la suite souhaitée par Pierre Naville ne se prolongea pas durablement. Ce dernier mena dans les années 1966 un travail de recherche sur ce qu’il appelait l’instrumentation audiovisuelle comme il existe l’instrumentation statistique (Naville, 1966) quoique l’on puisse suggérer que ces « instruments » ne sont pas de même nature… Lors d’un séminaire réunissant Jean-Luc Godard et son laboratoire, Pierre Naville a justifié et valorisé l’utilisation de l’image dans la recherche sociologique : il lançait ainsi le débat sur l’usage de l’audiovisuel en sociologie, très réticente à son égard, dans la mesure où nombre de sociologues l’excluaient au nom de la « scientificité » de la discipline, à partir de principes positivistes aujourd’hui abandonnés.

Pour Pierre Naville, l’image est porteuse d’une forme neuve de l’écriture sociologique ; il ne s’agit pas pour lui de produire des documents audiovisuels accompagnant le texte scientifique. Bien au contraire, l’image est le principe « de toute une conception du processus de création de la donnée sociologique et de son traitement […] en rupture avec des habitudes mentales acquises, c’est à dire, un nouveau maniement des symboles et des signes » (Naville, 1966, 165). Ce qui conduit Pierre Naville à poser « la question de savoir si les images optiques et sonores qui peuplent le monde où nous vivons presque à l’égal de ces images signifiantes spécifiques que sont les mots, peuvent donner lieu à une sémiotique particulière qui permettrait leur emploi direct dans la recherche » (Idem, 166). En d’autre termes, l’image peut-elle tenir lieu de concept ? Une théorie ou une recherche scientifique peut-elle être directement menée par le maniement de la caméra sans le support de l’écrit ? Cette question, Sergueï Eisenstein se l’était plus ou moins posée, au moment où il prit le pari de tourner Le Capital de Marx. Le film n’a jamais pu être réalisé. Pierre Naville n’a pas non plus finalisé de recherches par le cinéma. La question reste entière aujourd’hui encore. Toutefois, elle ne se pose pas dans les mêmes termes. S’agit-il d’une évolution des sciences sociales vers une réflexion davantage centrée sur la relation au sujet ? S’agit-il aussi de positionnements autour de questions que l’image peut aisément mettre en scène, comme par exemple celle du choix entre le relativisme culturel ou l’universalité des invariants de la culture et de la pensée ; ou bien celle de l’implicite au sein du social ?

Le défi est aujourd’hui de faire du recours à l’image-son une démarche suffisamment institutionnalisée pour qu’elle ne soit pas éphémère. Ce qui passe par un travail cumulatif et réflexif. Le rapport que la sociologie a entretenu avec l’image a à voir avec celui qu’elle entretient avec le propos conceptualisé.

L’image en question : image et texte

Dans la culture occidentale, de manière dominante, l’image demeure associée à l’absence de/ou à la faible maîtrise de l’écrit. Reste ancrée l’idée que l’utilisation de l’image dans la transmission des valeurs religieuses notamment (fresques, tableaux, sculpture par exemple) n’était pas sans relation avec la volonté de l’Église d’étendre son message en instruisant les fidèles illettrés par des illustrations de la Bible et des Évangiles. Pourtant cet usage iconographique est le résultat, d’une évolution longue au sein de l’Église (Debray, 1992).

En effet, il est impossible de relater ici l’ensemble des débats qui ont animé pendant des siècles le monde occidental sur la question de la représentation et la valeur du symbole et du signe dans l’appréhension du divin et du réel. Dans son ouvrage, Régis Debray examine la problématique de l’iconoclasme, de la représentation de l’Invisible et de la répression de l’idolâtrie dans l’émergence d’une religion qui se sépare de toutes les figures allégoriques des puissances surnaturelles. Car nous dit-il, « que racontent ces allégories encore abstraites ? Le triomphe de la foi sur la mort. La résurrection du Christ, la survie des martyrs. Les premières images de cette foi nouvelle qui disait refuser l’image ont été comme poussées par les mythes bibliques de l’immortalité de l’âme » (Idem, 23)  Et il ajoute plus loin, « les adeptes du Christ eux-mêmes n’ont pu résister à la compulsion imaginaire, alors qu’ils avaient fait leur, l’interdit mosaïque pour marquer la différence à l’intérieur d’une romanité idolâtre » (Idem, 25). De cette représentation est issu l’art chrétien du retable et de la fresque à partir du IVe siècle.

Pierre Naville,  voit dans cette utilisation de l’image par le catholicisme une illustration du texte. Elle existe nous dit-il en tant que « complément anecdotique ». Tandis que dans  « l’illustration au sens d’enluminure, antérieure à l’emploi de la typographie par Gutenberg, elle avait une signification synthétique autrement profonde » (Naville, 1966, 162). Cette idée est confortée par d’autres travaux sur les images médiévales où l’enluminure en tant qu’illustration apparaît comme le lieu d’expression du fantasme, de la transgression et de la « parodie du rite catholique » (Camille, 1997).

La dichotomisation de l’image et du sens à l’intérieur de la société occidentale, est étudiée par Roland Barthes. Dans la « Rhétorique de l’image », il  analyse comment « l’image a été tenue pour un lieu de résistance au sens ». Selon lui, « l’image est sentie comme un sens pauvre : les uns pensent que l’image est un système très rudimentaire par rapport à la langue, et les autres que la signification ne peut épuiser la richesse ineffable de l’image… Comment le sens vient-il à l’image ? Où le sens finit-il ? Et s’il finit, qu’y a-t-il au-delà ? (Barthes, 1982, 25). Toutes ces questions irriguent les réflexions des sociologues qui souhaitent pratiquer leur discipline par l’image.

Qu’est-ce que la Sociologie filmique ?

On comprend dès lors qu’affirmer la possibilité de développer la sociologie filmique revient aussi faire face à ces débats épistémologiques et à affronter les résistances qui peuvent naître d’une crainte de l’abandon des constructions théoriques qui ont traversé l’histoire de la sociologie.


Comment dès lors dépasser cette vision ? Cela suppose une solide réflexivité sur la démarche et sur les ruptures que cela entraîne. Faire de la sociologie PAR l’image (ici image animée, cinéma, vidéo…) conduit à se différencier de la sociologie visuelle (et au delà des visual studies telles qu’elle sont constituées dans le monde anglo-saxon) qui, en général travaille sur des images qui sont réalisées par d’autres auteurs (photographes, cinéastes) que les sociologues. Ainsi, faire de la sociologie filmique constitue une première rupture avec la sociologie-papier puisqu’il s’agit de penser PAR l’image (et le son), ce qui constitue en soi une révolution dans la démarche intellectuelle.

2 – SOCIOLOGIE FILMIQUE : DE QUELQUES RUPTURES HEURISTIQUES

L’inversion du sensible et de la raison

Que signifie penser par l’image ? Pour répondre à une telle question, il nous faut revenir à la place de l’image par rapport à la parole dans la perception du monde et dans la pensée. Pour certains auteurs comme Rudolf Arnheim (1976), la perception visuelle et l’image sont premières par rapport à la parole, laquelle ouvre aux concepts via les échanges langagiers et via l’écrit pour conduire vers l’abstraction et la pensée raisonnée. Ce qui nous renvoie à la question de la complexité du rapport image/sens telle que l’a posée Jean Mitry.. Ce dernier reprend les travaux du théoricien russe Boris Eichenbaum qui, dès 1927, évoque le lien indissoluble entre « la perception et la compréhension du film » qui correspond à « la formation d’un langage intérieur qui assemble les images séparées » (Mitry, 1987, 164). Hypothèse reprise par des sémiologues contemporains qui évoquent l’idée d’un « langage interne » (Idem).

Penser par l’image est une remise en cause de l’hégémonie de la raison (ou de la rationalité) dans la pensée humaine et dans les sciences (dont les sciences sociales !). L’image/son fait entrer l’émotion, le sensible, la gestuelle, le corps dans le processus de la connaissance sociologique (et des autres sciences humaines bien sûr). Ce renversement conduit à penser autrement les « statuts » de l’image et de la parole qui l’accompagne (entretien ou voix off dans le documentaire et dialogues dans la fiction) : sauf à faire de la « radio avec des images », le sociologue-cinéaste s’interroge sur la fabrication de ses images afin qu’elles « parlent ». C’est-à-dire que, dans l’absolu, leur pertinence advienne sans le texte. Ceci est aussi vrai dans la conduite d’un entretien filmé où l’environnement, mais surtout le corps exprime un paralangage indispensable à la compréhension profonde du texte.

Ainsi, le tournage du documentaire est important à plusieurs titres et il doit être préparé longuement par le sociologue : imprégnation du milieu, confiance réciproque avec les personnages. Ce que négligent trop souvent les nouveaux arrivants dans le champ. Or c’est cette immersion dans la durée qui est :

  • la condition d’une qualité des images et des sons (il n’y a pas de sociologie filmique avec des matériaux de mauvaise qualité !),
  •  la condition pour que le sociologue-cinéaste soit agile avec la caméra (et le micro) afin qu’il puisse réagir à toutes les contraintes du tournage (mouvement des personnages, lumières changeantes…) et à tous les types d’imprévus,
  • le moyen de choisir les meilleurs points de vision (Magny, 2001) ou les postes d’observation (Guéronnet, 1997) pour poser la caméra (et les micros), penser ses déplacements, choisir les lumières, et surtout choisir les focales (mettre ou ne pas mettre dans le champ ; penser le hors-champ) pour faire parler les images plutôt que les personnages…

La lente fabrication d’un film comme processus de connaissance

Penser par l’image dépasse le seul moment du tournage et ce renversement intellectuel accompagne le sociologue-cinéaste tout au long de la fabrication du documentaire en un long processus dans lequel le retour permanent à l’interrogation sur la nature de ses rapports à l’image-son enrichissent sa démarche sociologique :

  •  si la vidéo est un outil de captation ethnographique qui équipe le sociologue pour une observation active (une observation équipée) supérieure à la seule observation visuelle, il regarde chaque jour ses rushes pour en vérifier non seulement la qualité mais pour s’assurer que les indices ou les attributs d’une situation et des personnages sont bien présents à l’image (et au son) ; il complète ses prises de vues, grossit les détails et réorganise le hors-champ. En effet, tout ce qui  ce qui n’a pas été saisi par la caméra reste absent : à la différence d’une mauvaise prise de note, il ne peut pallier les lacunes de prises de vues et de son par un effort de mémoire : celles-ci sont définitives ;
  • le dérushage, certainement la plus longue étape du processus est celle où l’attention se concentre sur les résultats, c’est-à-dire les matériaux du tournage : les images et les sons sont revus plusieurs fois dans des ordres différents, avec des essais-erreurs permanents : ce qui conduit à une connaissance approfondie des données empiriques beaucoup plus riche que la relecture des notes où la relecture des entretiens : de fait c’est durant ce dérushage qu’est repensé le scénario originel et que la production de connaissances sociologiques est la plus intense à travers cette multiplicité des lectures des séquences et des plans ;
  • enfin, le montage, en tant qu’association des éléments analysés ci-dessus est le dernier processus de production de connaissances ; ce peut être aussi vrai dans l’écriture-papier, mais ici, en associant images, sons environnants et paroles (3 types d’information), le sociologue est plus riche avec le cinéma qu’avec le seul texte.

La transformation du rapport entre le sociologue et son objet de recherche

La sociologie filmique a aussi pour objectif de faire émerger la parole de l’objet sociologique (l’individu filmé) qui devient sujet. L’objet-sujet se transforme en sujet-sujet, c’est-à-dire en sujet actif. Autrement dit, la sociologie filmique cherche à

  • faire du sujet, objet de la recherche, un acteur de la recherche…
  • faire entrer le je (les subjectivités) des objets-sujets et celui du sociologue dans le jeu de la recherche de deux façons :
    • le personnage-sujet devient je,
    • le je du sociologue devient un je dans la recherche.
  • ainsi, se trouve interrogée la place de la subjectivité dans la sociologie filmique : comment  générer le jeu social, l’inclure dans les dispositifs de recherche ? Quelle est la place de la relation avec l’autre ? Chacun perçoit ici les convergences avec les courants interactionnistes et ethnométhodologiques. Au-delà, la sociologie filmique ne craint pas d’exposer les subjectivités des sujets ou du sociologue, à condition que les premières soit objectivées et que la seconde soit maîtrisée à travers un travail de réflexivité.
  • on peut encore aller plus loin dans ce processus de participation des sujets, à travers plusieurs voies :
    • concevoir les débats qui suivent les projections des documentaires sociologiques comme des moments de production collective des savoirs, car ceux-ci se présentent comme des objets et des prétextes de disputes et d’approfondissements des enjeux sociaux,
    • recourir à la photovoice ou au cinevoice qui consistent à donner un appareil photo ou une caméras aux sujets qui deviennent les photographes ou les réalisateurs des images-sons sur leur condition et sur leurs trajectoires (Desille & Nikielska-Sekula, 2020) : les questions qui subsistent ici est celle des temporalités longues pour former les sujets-acteurs de leurs productions visuelles. Dans la photo-élicitation (Harper, 2002), le sociologue fait parler les sujets sur leurs représentations imagées faite ou non par le sociologue-photographe ; on peut procéder de la même façon en leur projetant des rushes sur eux-mêmes, qu’ils commentent. Dans tous les cas, le recueil des impressions subjectives des personnages photographiés ou filmés apparaissent très riches sociologiquement.
    • associer les sujets ou les personnages du film à l’écriture du scénario et aux étapes suivantes de sa réalisation (Queirolo Palmas, 2018, 2020).

Tous ces procédés nous rapprochent de la sociologie publique que prône Michael Burawoy (2009) pour faire sortir la sociologie des murs de l’Université. Mais en même temps, il s’agit de rester dans la démarche rigoureuse de la discipline : la diversité des points de vue proposés par un documentaire sociologique a pour objectif de faire éclater les débats et non pas d’enfermer le spectateur dans le film à thèse (film militant). La diversité des points de vue ouvre sur des tensions qui peuvent donner du souffle à la narration, quoique cela reste en général insuffisant pour créer la narration qui fasse tenir le film (et le spectateur en haleine).

Loin d’être du relativisme, la multiplicité des points de vue nous fait renouer avec la tradition philosophique classique. Ainsi peut-on parler de connaissance dialoguée que l’on retrouve chez Platon pour qui les dialogues socratiques ne font pas émerger une vérité mais ramènent l’individu à s’interroger sur les fondements de la société dans laquelle il vit. On peut penser  ici au Banquet dont la construction avec ses « plans de coupe » —en utilisant le jargon cinématographique— renvoie à la structure de nos propres documentaires.

CONCLUSION

Avec la sociologie filmique émerge un mode de narration, une construction d’un récit qui fait sortir cette discipline du seul espace académique tout en maintenant dans sa construction tout ce qui fait la rigueur de la démarche universitaire. Loin d’opposer écriture scripturale et image, la sociologie filmique organise leur complémentarité, par exemple à travers les entretiens filmés : le sensible et la raison s’interpénètrent  toujours un peu plus dans une « société de l’image de masse ».

Pour se différencier dans l’offre picturale, la sociologie filmique pourrait tenter un dernier type de rupture, plutôt « esthétique » en osant une écriture cinématographique du documentaire. À la différence de l’écriture d’articles ou d’ouvrages où le style, la syntaxe, la forme ne sont guère pris en compte, le documentaire sociologique ne peut se dispenser de se préoccuper du style : ton, narration, qualité des images-sons et du montage… Il doit aller à la conquête d’un public hors de celui des pairs, ce qui n’est que rarement la préoccupation des chercheurs dans leurs écrits. L’entreprise est de longue haleine alors qu’un autre risque, dans ces essais, menace : celui de l’esthétisme avec la perte de la charge et de l’épaisseur sociologiques…

Éléments bibliographiques

– Arnheim Rudolf, La pensée visuelle, Paris, Gallimard, 1976 [1969].

– Barthes Roland, « Rhétorique de l’image » Communications, n° 4, 1967 (texte réédité dans L’obvie et l’obtus, Essais critiques III, Points-Seuil, 1982).

– Burawoy, Michael, « Pour la sociologie publique”, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 176‑177, 2009.

– Camille Michael, Images dans les marges. Aux limites de l’art médiéval, Paris, Gallimard, 1997.

– Debray Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

– Desille Amandine & Karolina Nikielska-Sekula, Visual Methods in Migration Studies: New possibilities, theoretical implications and ethical questions, Cham, Switzerland, Springer, 2020.  

– Guéronnet Jane, Le geste cinématographique, Nanterre, Université de Paris X-Nanterre/FRC, 1987.

– Harper Douglas, “Talking about pictures: A case for photo elicitation”, Visual Studies, Vol. 17/1, 2002.

– Magny Joël, Le point de vue, Paris, Éditions Cahiers du cinéma/CNDP, 2001.

–  Mitry Jean, La sémiologie en question, Langage et cinéma, Paris, Les Éditions du Cerf, 1987.

– Naville Pierre, « Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologie », Revue française de Sociologie, VII, 1966.

– Queirolo Palmas Luca, « Scrivere e fare sociologia con le immagini. La prospettiva delle etnografia filmiche », in R. Serpieri, A.L. Tota (a cura di), Quali culture per altre educazioni possibili ?, Milano, Franco Angeli, 2018. https://ojs.francoangeli.it/_omp/index.php/oa/catalog/book/322

– Queirolo Palmas Luca, “Filming (With) Gangs: An Essay on Visual Sociology in Barcelona”, inD. Brotherton and R. Gu (ed.), International Handbook of Critical Gang Studies, London: Routledge, 2020.

– Sebag Joyce et Jean-Pierre Durand, La Sociologie filmique. Théories et pratiques, Paris, Éditions du CNRS, 2020.

Préface à L’autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ?

On ne peut définir l’autogestion et il faut s’en accommoder ! C’est la polysémie du mot qui  fait tout l’intérêt de l’objet ou des objets qu’il recouvre. L’autogestion est à la fois une utopie et des réalisations. En tant qu’utopie elle est un modèle égalitaire de gouvernement des hommes dans les entreprises, dans l’administration publique, dans les écoles, dans les universités, etc. à travers lequel tous les avis individuels se valent pour décider des orientations du groupe pour satisfaire l’intérêt général. Parler ici d’utopie, c’est souligner qu’il s’agit d’abord d’un « modèle papier » que l’on peut tendre à réaliser mais dont les objectifs —en particulier celui d’un égalitarisme absolu— n’est ni atteignable, ni même souhaitable : les hommes et les femmes conserveront toujours leurs singularité et c’est heureux. C’est pourquoi, quand l’autogestion devient un mot d’ordre total ou un idéal, il se charge immédiatement d’illusions et déçoit immanquablement. Cependant, l’autogestion, en tant que modèle organisationnel avec ses objectifs d’égalité dans les droits et dans les devoirs a inspiré nombre de mouvements politiques avec un certain nombre de mises en œuvre historiques qu’il faut observer et analyser. En particulier, il ne faut jamais oublier que les classes et les fractions de classes, hier dominantes et dépossédées de leurs biens de production et de leurs pouvoirs, n’abandonnent jamais la bataille, y compris en influant de l’intérieur, pour que les tentatives autogestionnaires soient dévoyées et finissent par échouer. Historiquement, l’expérience autogestionnaire a toujours concerné le niveau micro-économique, celui de l’entreprise, de la ferme ou de l’atelier.

Les exemples de mise en œuvre des principes autogestionnaires sont divers et nous n’en rappellerons que quelques uns. L’historiographie de l’autogestion fait en général remonter celle-ci à la Commune de Paris (1871) où les ateliers abandonnés par leur patron sont réquisitionnés par les ouvriers (Décret du 16 avril), organisés en coopératives ouvrières avec un conseil de direction élu tous les quinze jours. En Espagne, les anarchistes ont réussi, dans les années 1936-1939 à faire fonctionner des usines et surtout des fermes à partir des préceptes anarchistes ; mais ils ont rencontré l’incompréhension des communistes attachés au modèles centralisateur soviétique, puis ils ont été défaits par le nationalisme franquiste. En Yougoslavie, dans les années d’après-guerre, là où l’État ne s’était pas emparé des entreprises ou des fermes, les travailleurs se sont auto-organisés en unités de production, écoulant leurs marchandises auprès de l’État lui-même ou à sur les marchés classiques ; on pourrait dire que ce sont surtout les théoriciens extérieurs qui ont fait de l’expérience autogestionnaire yougoslave une sorte d’emblème révolutionnaire international. Dans l’Algérie de Ben Bella, les exploitations agricoles abandonnées par les colons sont gérées par les anciens ouvriers agricoles et par les paysans-combattants de l’ALN ayant quitté les régions pauvres de l’intérieur du pays. Quelques cadres européens issus de la 4ème internationale ou d’autres mouvements révolutionnaires européens sont venus prêter main forte au gouvernement pour « organiser » l’autogestion. Mais la faiblesses des connaissances gestionnaires, voire agronomiques des travailleurs, une certaine centralisation des marchés des produits et l’opposition de la classe des grands propriétaires fonciers algériens à cette appropriation des meilleures terres ont peu à peu essoufflé l’élan autogestionnaire : le gouvernement de Boumédiène a continué à encadrer la production autogestionnaire jusqu’à ce que les membres des exploitations se considèrent comme des salariés de l’État plutôt que comme des acteurs de leur avenir (Durand et Tengour, 1982).

Au Chili, les réactions violentes du patronal face aux nationalisations décidées par le gouvernement d’Allende (1970-1973) a conduit les salariés à s’emparer de certaines entreprises pour les gouverner sans patron ni hiérarchie. Le coup d’État du 11 septembre 1973, fomenté par les États-Unis, met fin à l’expérience. En Argentine, à partir de 2001, la crise politique, économique et sociale, conduit des salariés à récupérer les entreprises abandonnées par leur propriétaire, en général des petites et moyennes industries ; dans un vaste mouvement social avec la multiplications des « assemblées populaires » pour prendre en charge la vie des quartiers, l’école, etc. les salariés des entreprises récupérées auto-organisent la production (Aguiton et Taddei, 2010) et l’écoulement des marchandises sur les marchés locaux… jusqu’à la reprise en main de l’économie par l’État néo-libéral.

En France, la pensée autogestionnaire traverse les courants anarchistes depuis la fin du XIXème siècle et a fortement influencé le PSU (Parti Socialiste Unifié) et la CFDT dans les années 1960-1970. Les mots d’ordre de « pouvoir ouvrier » ou de « pouvoir étudiant » ont retentit durant les grèves et le mouvement social de mai-juin 1968 sans toutefois déboucher sur des mises en pratiques conséquentes. Le Parti Socialiste refondé en 1971, puis le Parti Communiste ont, à un certain moment inscrit l’autogestion dans leur programme comme un dépassement de l’autonomie de gestion qui était alors le mot fort : c’est dire la prégnance des idées autogestionnaires dans toute la société durant les années 1970, voire au début des années 1980. Mais le retour au « réalisme » du gouvernement Mauroy en 1983 —inscrit d’une certaine manière dans le fameux meeting de la gauche non-communiste au stade Charléty le 27 mai 1968— met fin aux espoirs autogestionnaires en tant que politique étatique. Des années 1960 à aujourd’hui, des « poches » autogestionnaires se sont développées, plus ou moins durablement, comme chez Lip à partir de 1973, dans plusieurs Scop[1], dans des fermes reprises bien souvent par des « néo-ruraux », etc. Qu’est-ce alors que l’autogestion aujourd’hui ?

L’autogestion comme question

Les analyses en profondeur des « expériences autogestionnaires », dès que l’on sort de l’utopie pour passer à la pratique, montrent que l’autogestion n’est pas seulement une réponse à une situation —bien souvent l’abandon d’une usine ou d’une ferme par son propriétaire et quelques fois son expropriation­—, mais une question ou plutôt une problématique : comment va-t-on reprendre et continuer la production ? Comment va-ton organiser la production et le travail ? Que deviennent les différences de qualifications et de compétences techniques et gestionnaires entre salariés ? Quels sont les risques de reproduction des hiérarchies à partir de celles-ci ? N’y a-t-il pas un risque d’émergence de nouvelles compétences, par exemple politiques (en termes de charisme ou de leadership) ? Comment fixer les rémunérations (fixes et/ou liées aux résultats de l’unité) ? Fondées sur la stricte égalité des salaires, sinon sur quels principes de graduation ? En un mot, peut-on s’attendre à l’apparition de nouvelles dominations fondées sur des logiques jaillies des espoirs investis dans l’auto-organisation ? Ainsi, la première question est celle de la gestion des tensions à l’intérieur de l’entité autogérée dès que l’on dépasse les 20 ou 40 travailleurs. Comment gérer alors une entreprise de 1000, 10 000 ou 100 000 personnes ? Comment faire face à la fameuse division entre travail manuel et travail intellectuel ? Comment décider des orientations stratégiques (quels marchés ? avec quelle préoccupations éthiques et écologiques ?) ? Comment décliner ces choix jusqu’à l’unité de travail et comment, à l’inverse, tenir compte de la diversité des attentes et des souhaits des travailleurs ?

Très rapidement les salariés chargés de l’approvisionnement de l’usine, de la recherche de crédits pour financer les achats et de nouveaux équipements, puis de la recherche de débouchés à la production se rendent compte que l’autogestion ne peut guère, durablement, être seulement une question de gouvernement local de l’entreprise : le marché et sa logique de compétition effrénée reviennent rapidement à la figure des autogestionnaires. Il faut donc penser et conceptualiser la seconde tension, celle qui jaillit entre les intérêts de l’entreprise autogérée et la violence du marché capitaliste (sauf à attendre le dépérissement du capitalisme…). Violence d’ailleurs redoublée par la haine des principes autogérés qui peuvent animer les grands distributeurs de marchandises de détail, qui en interdisent alors l’accès aux clients.

Cette tension de l’organisation autogérée avec le marché pose de profondes questions : c’est sur le marché que se réalise la valeur  produite dans l’entité autogérée qui n’applique pas les principes d’intensification du travail et d’accroissement permanent de la rentabilité. Autrement dit la production de valeur par unité investie ou par travailleur se situant à un niveau inférieur à la moyenne, nous assistons, au vu des prix moyens du marché et des coûts moyens des crédits ou des équipements, à une dévalorisation du travail autogéré qui se solde par des revenus inférieurs à la moyenne (voir le cas d’Ambiance Bois, par exemple) : est-ce tenable durablement pour les nouvelles recrues, moins engagées dans le mouvement autogestionnaire ? Quels compromis passer ?

En effet, qu’est ce que la société environnante ? Une société de classes, totalement incluse et engluée dans des marchés dominés par une autre logique que celle qui anime les travailleurs autogestionnaires. La réponse pourrait passer par un Conseil d’administration composé des représentants des travailleurs de l’unité autogérée, des consommateurs ou des usagers (lesquels ? comment les désigner ?) et d’éventuels financiers ou actionnaires (s’ils existent encore) partageant l’humanisme autogestionnaire. Mais ces consommateurs-usagers seront-ils assez puissants pour constituer un marché suffisant pour absorber la production autogérée ? On en arrive dès lors à la nécessité de coordonner les productions et les distributions au niveau méso-social (le quartier, la ville ; ou bien le segment d’un marché, un secteur) sinon macro-social pour construire les débouchés nécessaires aux productions autogérées. L’analyse doit alors se pencher sur la distinction entre deux situations : dans la première situation, ces coordinations restent des poches (grossissantes !) dans le système capitaliste, y compris en créant un appareil financier de crédits parallèle, mais elles restent toujours dominées par la puissance des autres systèmes de distribution nationaux ou globaux qui peuvent les étouffer et les anéantir si elles le souhaitent. Par ailleurs, rien n’indique que, même dans une régulation étroitement surveillée, nous n’assistions pas à un transfert de valeur conséquent du système productif vers les systèmes de distribution et surtout de crédits, dans une société qui resterait concurrentielle et hostile. En d’autres termes, il y a un risque toujours présent de dénaturation, de « pollution » ou de contamination qui dégrade, de l’intérieur, le système autogéré en tant que contre-structure au système capitaliste dominant.

Dans la seconde situation, plus avancée donc plus utopique, chacun peut rêver de l’élargissement de l’autogestion à l’ensemble de la société pour en faire une analyse plus conceptuelle. Plus le système des coordinations s’élargit, plus il ressemble à une planification, terme évidemment mois « politiquement correct » que celui de coordination. En effet, plus il grandit, plus il associe, agrège ou consolide des désirs et des attentes différents : on peut rétorquer que l’informatique pourrait palier cette question puisqu’elle participe à la construction de la variété ; mais ce n’est que déplacer le problème puisque les mêmes TIC soutiennent l’émergence d’une diversité toujours croissante de ces mêmes désirs, dans une spirale aujourd’hui infernale dont on ne peut guère percevoir les moyens de la contrer… Autrement dit, le développement des coordinations, nécessaire au principe autogéré de remplacement du marché, risque fort de créer de nouvelles bureaucraties, c’est-à-dire —et c’est cela l’essentiel— de nouvelles classes et fractions de classes aux intérêts peut-être contradictoires avec ceux des producteurs de biens et de services. Penser une société sans classe —n’en déplaise à Marx dans certains de ses textes— est une illusion : même si ces classes n’entretiennent plus des rapports antagonistes comme dans le capitalisme, il faut continuer à penser ces contradictions de classes, y compris avec des régulations qui risquent d’introduire (par nature) de nouvelles formes de prébendes et de corruption…

En résumé, l’autogestion doit être pensée comme un objectif difficile, comme un processus jamais achevé et non comme un absolu tel qu’il est trop souvent présenté dans une sorte de vulgate qui résout les problèmes avant de les poser dans leur profondeur sociologique et politique.

L’autogestion comme outil de recomposition théorique ?

Si l’on opère un retour au questionnement pour penser le travail dans son contexte immédiat et, au-delà, sur les facteurs structurant celui-ci, c’est-à-dire si l’on quitte la seule dimension gestionnaire de l’unité ou de l’entreprise, l’une des caractéristiques de l’autogestion est d’interroger les rapports entre le micro et le macro ou, plus encore, les médiations par le méso, à savoir par l’entreprise. Autrement dit, si l’on veut être Maussien, on se doit d’envisager l’autogestion comme un fait social total qui organise le niveau micro à partir de règles macro sociales, elles-mêmes construites à partir d’une déclinaison, au cours de l’histoire, de pratiques locales. L’analyse de l’autogestion, reposant sur des études de cas ou dans une vision plus prospectiviste, passe par la construction des points de vue suivant :

  • un point de vue économique (et monétaire) pour organiser la production et la distribution des biens et des services avec l’objectif de tendre vers une plus grande égalité des niveaux de vie, des contenus du travail (alternance du travail routinier et du travail créatif, par exemple) et au-delà vers une égalité dans les jouissances culturelles : ce qui exige de s’intéresser à l’éducation et à la formation ;
  • un point de vue politique puisqu’il n’y a pas d’autogestion pensée localement sans référence au sociétal : l’entreprise ne peut s’organiser en dehors de son milieu. Les coordinations envisagées ci-dessus—y compris pour éviter leur transformation en une planification bureaucratique et rigide­— relèvent du politique et de l’État (décentralisé) en maîtrisant les tensions entre coordination et marché (si l’on suppose que le marché conserve une fonction régulatrice, par exemple si ses ressorts sont maîtrisés) ;
  • un point de vue organisationnel ou plutôt socio-organisationnel dans l’entreprise (ou dans l’administration) qui conduit à construire des règles toujours en transformation pour résoudre les tensions entre les intérêts individuels ou de groupes et les intérêts généraux, voire sociétaux. Ce qui converge avec les préoccupations du point de vue politique ;
  •  un point de vue intersubjectif qui valorise les initiatives individuelles en dehors de toute compétition : il est temps d’inventer et de mettre en œuvre des organisations dans lesquelles chacun est tout à tour exécutant, concepteur, organisateur, coordinateur, contrôleur, etc. Malgré tous les efforts fournis, il est probable que les fonctions de coordination et de contrôle, par exemple, conservent une dimension hiérarchique : c’est la principale raison pour laquelle ces fonctions doivent être occupées par chacun tour à tour afin de ne pas les cristalliser dans quelques individus seulement. Ces jeux d’alter/ego posent rapidement les questions de genre et d’appartenance ethno-culturelle que l’autogestion ne peut sous-estimer ;
  • le point de vue idéologique dépasse le politique et englobe tous les autres points de vue au sens où il revient sans cesse aux objectifs politiques de l’émancipation individuelle et collective en rappelant l’utopie autogestionnaire : l’autogestion redonne un sens au travail et met en synergie l’individu/sujet à travers le projet politique.

Ce sont autant de raisons qui font que le projet autogestionnaire ne peut pas mourir. Mais la question demeure : est-il réalisable ? Ce qui est certain est qu’il revient sur le devant de la scène, comme une sorte de « mode intellectuelle » pour plusieurs raisons et sous plusieurs formes. D’un côté, l’autogestion converge avec les discours sur le changement « par le bas », au regard des échecs des transformations centralisées (révolutions et socialisme réel) durant le XXème siècle. La traduction en français de l’ouvrage de Bruno Trentin (2012) et la démarche de la « clinique de l’activité » (Clot, 2010 ) entretiennent des liens étroits ; l’opéraïsme italien refait surface dans quelques écrits ; nombre de scop se développent à partir des principes autogestionnaires () ; des propositions de transformations radicales de la nature de l’entreprise dans un monde conservant les marchés émergent (Bachet, 2015) ; des ouvrages récents mettent en avant des « utopies réelles » (Wright, 2017) ou des « utopies réalistes » (Bregman, 2017) qui font l’inventaire d’initiatives locales dont certaines relèvent de la question urbaine et de la gestion participative des villes, des quartiers ou des villages. Sans bien sûr oublier les démarches et pratiques, parmi celles-ci, qui privilégient la préservation des ressources et de la biodiversité pour conserver la vie sur Terre. Les réflexions pour asseoir une théorie des « communs » vont dans le même sens, quoique les convergences ne soient pas toujours évidentes. Enfin l’entrée en crise du management (Linhart, 2015 ; Durand, 2017) —en particulier du lean management avec ses légions de reporting, d’évaluations— a conduit à l’invention de modèles adaptatifs tels que ceux de « l’entreprise libérée », fondée sur le bottom up, mais dont les conséquences réelle restent marginales[2].

Ne peut-on pas alors s’interroger : l’autogestion et les « révolutions par en bas » ne sont-elles pas qu’une idée-refuge de la pensée radicale parce qu’elle est en panne d’idées neuves et de propositions alternatives face à un libéralisme globalisé que rien ne peut plus freiner (en dehors de ses propres crises) ? Ou bien —ce serait alors une rupture pour ces courants de pensée— ne faut-il pas concevoir tous ces micro-changements comme la seule issue, c’est-à-dire comme un coin enfoncé dans le capitalisme ou comme la lente corrosion et érosion de celui-ci (Coutrot, 2018) ? Faut-il penser que tous ces isolats autogestionnaires sont beaucoup plus que ce qui était hier considéré comme des îlots socialistes dans un océan capitaliste destructeur ? Avec quels risques pour ces isolats ? Celui de l’étouffement par les marchés ou le dévoiement du projet autogestionnaire au nom de l’adaptation à l’environnement économique et monétaire ?

Il n’empêche que l’on peut s’attacher —dans la conviction que le capitalisme est durable— à continuer à développer des théories utopiques et des foyers autogérés qui ne cesseraient de s’élargir dans chaque secteur, avec des coordinations peu ou pas bureaucratisées. Lesquelles pourraient gagner les quartiers, les villages et les villes pour démonétariser l’individualisme libéral et le système productif (au double sens d’économique et d’idéologique) qui l’entretient. C’est aujourd’hui des manières de penser qui se diffusent, au moins dans les milieux intellectuels opposés au modèle dominant : illusions ou germes d’alternatives autogestionnaires —qui convergent nécessairement avec des préoccupation écologiques et éthiques comme on l’a vu ? Nul ne saurait le pré-dire ?

Bibliographie

Aguiton Christophe et Taddei Emilio, « Face à la crise, récupérer les entreprises ? Retour sur l’expérience argentine », Mouvements, 2010/3 (n° 63).

Bachet Daniel, Les fondements de l’entreprise. Construire une alternative à la domination financière, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2015.

Bregman Rutger, Utopies réalistes. En finir avec la pauvreté, Paris, Le Seuil, 2017

Clot Yves, Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.

Coutrot Thomas, Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer, Paris, Le Seuil, 2018.

Durand Jean-Pierre et Tengour Habib, L’Algérie et ses populations, Bruxelles, Éditions Complexes, 1982.

Durand Jean-Pierre, La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer et se taire ?, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2017.

Linhart Danièle, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, Editions Érès, 2015.

Trentin Bruno, La cité du travail. Le fordisme et la gauche, Paris, Fayard, 2012.

Wright Erik Olin, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.


[1] Voir le documentaire Ambiance bois de Sophie Bensadoun (53’) qui a été projeté durant le colloque sur le travail dans scierie de Faux la Montagne, en présence de membres de la Scop.

[2] Voir, parmi les innombrables critiques de l’entreprise libérée, celle de François Geuze qui est contrôleur de gestion RH : https://www.parlonsrh.com/entreprise-liberee-entre-communication-et-imposture/

Interroger l’objet dominations dans le travail

Ce chapitre se propose d’interroger l’objet dominations dans le travail plutôt que de l’appliquer en tant que paradigme à un terrain particulier dans une entreprise ou dans toute autre institution privée ou publique. En effet, le concept de domination a pris de l’ampleur durant les années 1970-1980 au détriment d’autres termes comme celui d’exploitation qui a quasiment totalement disparu de la littérature sociologique. Ce chapitre est l’occasion de revenir sur ce glissement conceptuel de l’exploitation vers la domination avec des questions rarement posées : que masque-t-il ? Pourquoi un tel changement ? Quelles significations lui donner ? Pourquoi le lent remplacement du concept de rapports de classes par ceux de rapports entre genres, entre ethnies voire entre races ?

L’élucidation de ces questions conduit vers une autre problématique : pourquoi l’acceptation de l’exploitation et des dominations ? En convoquant la psychodynamique du travail, Hannah Arendt ou Michel Foucault, ce chapitre montre les limites des thèses avancées avant de déboucher sur une relecture d’Etienne de la Boétie et de Norbert Elias : la subordination n’est pas un état mais se construit dans un processus complexe, dans la durée, auquel il est difficile d’échapper et qu’il est encore plus improbable de combattre avec succès. Ce qui autorise un retour sur la situation présente pour expliquer l’acceptation de la domination et de l’exploitation, cette dernière ayant quasiment quitté la scène de la sociologie du travail, dans la phase actuelle de financiarisation du capitalisme. De nouveaux concepts permettent de relier les transformations récentes de la production des biens ou des services à cette acceptation des conditions renforcées de domination et d’exploitation. Avec quels leviers inattendus pour sortir de cette subordination ? Ou bien pour la contourner ?

1 – Glissement de concepts et changement de paradigmes

Chacun a pu observer comment la sociologie —et les autres sciences sociales— ont mis en avant un nouveau vocabulaire autour de la domination ou des conflits depuis le milieu des années 1970. Et ce, au détriment d’autres concepts antécédents essentiellement marxistes, tels que exploitation ou contradictions (même si ce dernier concept est d’abord hégélien). On pourrait ici s’interroger sur les rapports entre exploitation et domination, au travail bien sûr (c’est le plus facile !) mais aussi dans d’autres sphères voisines (famille, consommation, État, école, usage des services publics…) pour analyser cette rupture : en effet à partir des années 1970, le travail et les questions économiques perdent un peu d’importance dans les préoccupations des salariés au bénéfice des autres sphères de la vie sociale que nous venons de citer. Or, il apparaît assez nettement que les rapports sociaux entre genres, entre races, entre agents et usagers, ou bien encore les rapports entre parents et enfants, ne relèvent pas, dans les sociétés industrialisées de l’exploitation et certainement pas non plus d’analyses en termes de contradictions. Les théoriciens qui ont tenté, durant les années 1970, d’appliquer le paradigme de l’exploitation aux rapports entre homme et femme ou entre père et fils, voire entre ethnies ont du faire machine arrière tant leurs démonstrations apparaissaient peu fondées. Ici, les concepts de domination et de tensions ou mieux encore de conflits caractérisaient plus précisément les rapports sociaux dans les nouveaux champs étudiés qu’ils soient ceux du genre ou bien des cultural studies dont l’Amérique du Nord[1] s’est faite la championne avec des échos relativement faibles en Europe.

On peut regretter que les relations paradigmatiques entre exploitation et domination n’aient pas été du tout approfondies, les tenants de l’un ou de l’autre des paradigmes ne débattant pas assez de l’articulation ou mieux encore de la combinaison des deux. Or, sans hiérarchiser l’un ou l’autre de façon générale car l’efficacité de chacun des paradigmes dépend d’abord du champ dans lequel il est utilisé, il aurait été utile scientifiquement de travailler cette combinaison selon les sociétés étudiées bien sûr, mais aussi selon les champs, si l’on traite des sociétés industrialisées (ou capitalistes financiarisées, pour être plus précis aujourd’hui). Selon nous, dans l’espace de travail, les relations  entre genres ou entre ethnies, ne peuvent être pensées en dehors des rapports capitalistes, sans que ces derniers ne puissent tout expliquer : il y a bien sûr toujours une spécificité des rapports genrés à l’intérieur des rapports de travail. Par exemple, le fait que dans l’industrie automobile américaine la plupart des team leaders soit des femmes ou que les contrôleurs qualité qui dispensent les points négatifs (lesquels font sauter la prime collective) dans une unité de production française, est bien un choix managérial : les dirigeants de l’usine considèrent que l’éventuelle violence des rapports nécessairement difficiles entre les catégories (team leaders/ouvriers ou contrôleuses/ouvriers) sera neutralisée par l’impossible violence physique, en retour, des hommes envers les femmes. A l’opposé de cette analyse, mais toujours dans l’importance à accorder au genre dans le travail, la faiblesse numérique des femmes dans les Conseils d’administration des entreprises et plus encore parmi les PDG restent une constante malgré les déclarations des uns et des autres…

Dans les autres espaces, les rapports entre ces deux paradigmes (exploitation et domination) sont plus difficiles à construire, qu’il s’agisse de la famille, de la religion, de la politique, de la vie syndicale ou de l’espace urbain au sens large. Il nous semble que l’on pourrait utiliser le concept de réfraction pour analyser les liens indissolubles entre rapports de domination d’une part et rapports d’exploitation ou rapports de classe d’autre part. Ce concept est certainement insuffisant puisqu’il désigne la déviation d’un rayon lumineux qui franchit la surface séparant deux milieux (exemple d’un bâton dans l’eau qui apparaît brisé) : par là-même le concept de réfraction semble traiter plus de la perception de ce rayon que de la réalité elle-même (le bâton reste droit !), mais on peut aussi penser que les questions de domination relèvent aussi largement du domaine des représentations, lesquelles sont bien aussi des faits sociaux… En attendant de trouver un concept plus « radical » qui traite des rapports effectifs (ayant des effets) entre domination et exploitation, on se contentera de parler de réfraction.

Dans la ville, les rapports ethniques, quelquefois tendus en particulier là où existe une mixité sociale plutôt subie (habitat, transports publics, lieux culturels…), sont vécus à partir de la différenciation de races et de cultures, mais au-delà, il s’agit surtout de situations objectives issues de rapports de classes ou d’exploitation : pauvreté et quelquefois misère, promiscuité, vandalisme, etc. Si on ne peut pas tout expliquer par les différenciations de classes (et donc de revenus et surtout de ressources en tous genres), les rapports de domination, avec leur corollaire les résistances et les comportements d’intolérance s’expliquent largement par les conditions objectives d’existence (dénuement, désœuvrement professionnel et culturel, etc.) tout autant que l’intransigeance vis-à-vis des différences culturelles qui sont fondamentalement liées à une faiblesse des capitaux culturels (l’incapacité à penser un autrui différent de soi), elle-même dépendante de la position de classe des intéressés. Au-delà des seules questions matérielles, il faut bien expliquer les différences de tensions sociales entre communautés entre d’une part le 7ème arrondissement de Paris ou Neuilly et certaines banlieues d’autre part où les degrés de différences ethniques sont pourtant (presque) aussi fortes. On peut d’ailleurs regretter qu’aujourd’hui certains chercheurs ou certains intellectuels brandissent le drapeau ethnique ou racial pour réécrire l’histoire récente ou en cours, partant des théories du genres pour leur substituer la race ou l’ethnie, sans référence —sauf quelquefois verbeuse— aux rapports d’exploitation et de classe.

La même problématique de la réfraction des rapports de classe sur ceux de domination qui vaut dans la ville peut s’appliquer dans les rapports familiaux (père/mère, parents/enfants), dans la vie politique ou ailleurs. Il est certainement nécessaire d’examiner finement les relations intersubjectives et les comportements sociaux dans nombre d’institutions, de milieux et de cercles pour montrer comment se combinent rapports de domination nés des caractéristiques propres de l’institution, du milieu ou du groupe —avec leurs spécificités qui donnent le ton et qui sont les plus apparentes— et celles qui proviennent indirectement de l’allocation inégale des ressources à l’intérieur de celles-ci. Or cette allocation inégale des ressources scolaires, culturelles, sociales, symboliques —pour ne rien dire ici des ressources économiques— est le résultat historique sur une plus ou moins long période et elle ne saurait se résorber en quelques décennies. Ce résultat historique tient essentiellement à la nature des rapports de production qui, de façon plus ou moins violente selon les périodes, opposent ceux qui détiennent les outils de production —ainsi que les appareils de violence pour en conserver la propriété— à ceux qu’ils emploient sous des formes chaque fois différentes. Ne pas passer par les rapports d’exploitation et de classe pour analyser les rapports de domination, même si ceux-ci ne sont que le résultat de la réfaction des premiers à travers une allocation différenciée des ressources, c’est se priver, volontairement ou non de la puissance explicative.

D’une certaine façon, c’est ce qui nous différencie des travaux de Pierre Bourdieu à qui l’on doit incontestablement, au moins en France, le succès des théories de la domination et de l’effacement des thèses de l’exploitation. Non pas qu’il n’en ait pas parlé dans certains de ses écrits. Mais par crainte de se faire cataloguer comme néo-marxiste, une large part de ses écrits à partir du milieu des années 1980 traitent de la domination sans référence, sauf implicite, au contexte socio-économique. On peut dire que ce n’était pas le cas dans ses travaux sur l’Algérie, ni même dans La distinction (1979). Mais plus tard, aussi fines qu’elles soient, ses analyses présentent des logiques institutionnelles, culturelles ou sociales qui tournent sur elles-mêmes où le méta-capital qu’est devenu le capital symbolique tend à devenir le « moteur » principal de l’action. Ensuite, l’origine sociale de ses héritiers, l’académisme de certains ou le souhait de reconnaissance immédiate des nouveaux venus ne pouvaient que perpétuer cette déformation et l’oubli quasi-définitif des rapports entre domination et rapports de classe, sauf de temps à autres sous une présentation réifiée.

Bien sûr, P. Bourdieu n’est pas le seul auteur prolifique à avoir opéré ce glissement. Quelque peu avant lui, Alain Touraine avait fait de même. Partant du travail et de sa centralité pour expliquer l’évolution des sociétés, Touraine a utilisé longtemps un vocabulaire qui semblait emprunté au marxisme (conscience ouvrière, travail, classes sociales, rapports de classes, etc.) : pourtant, une analyse rigoureuse montre que ces concepts étaient vidés de la signification sulfureuse qu’ils avaient chez Marx, alors que manquent à l’appel des concepts essentiels comme ceux d’exploitation ou de contradiction (Durand, 1989). Touraine les a remplacés par ceux de domination et ailleurs il utilise ceux de tension et de conflits pour effacer celui de contradictions.

Il faut aussi souligner la place que Michel Foucault a occupé à partir des années 1970 en renouvelant les théories du pouvoir, pour saisir l’attractivité du concept de domination dans les sciences humaines. Philosophe, très éloigné des théories économiques, M. Foucault analyse la discipline, la surveillance et le « dressage » des individus dans Surveiller et punir (1975) et fait fonctionner sur elles-mêmes les institutions qu’il étudie, bien souvent sans les ancrer dans la violence des rapports sociaux environnant et sans référence à leur raison économique d’exister. Enfin pour ne citer que quelques auteurs, c’est un peu plus tard (1995) que Julien Freund (sociologue conservateur) préface Le conflit de Georg Simmel. Ce qui se veut un renouvellement de la pensée de Hegel débouche sur une conception intégratrice du conflit aux antipodes de la thématique des contradictions de classes, mais susceptible de fonder une théorie de la domination pour cette même raison. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille renier ce bel ouvrage : il suffit d’en re-situer les résultats dans une théorie sociologique plus ambitieuse qui souhaite expliquer les mouvements de l’histoire plutôt que de rendre compte des jeux institutionnels ou des conflits secondaires. Mais, chacun l’a compris, sa publication en France —ainsi que la traduction de Sociologie et épistémologie du même auteur dans la collection des PUF dirigée par Raymond Boudon— s’inscrit dans une lutte entre paradigmes, dont celui de la domination est là pour effacer celui de l’exploitation ou celui de rapports de classes.

Si nous avons défini ainsi ce que ne sont pas les rapports de domination, par différenciation avec les rapports d’exploitation ou les rapports de classe, il nous faut en donner une définition minimale, y compris pour l’intégrer dans une théorie de l’exploitation où elle prendrait forme pour décrire les rapports sociaux au travail, puisque nous nous en tenons ici à l’espace de travail. Le concept de domination doit être entendu au sens large et peut ainsi recouvrir deux significations assez différentes. D’une part, la domination peut être entendue comme l’exercice d’une autorité souveraine : ce qui décrit tous les rapports hiérarchiques et les seules différences tiennent aux modalités d’exercice de ce pouvoir. Ici, les sources de légitimité de cette domination tendent à se multiplier, alors que les rapports hiérarchiques peuvent être médiatisés par différents dispositifs, depuis le flux tendu comme forme objectivée de management dans les machines ou dans l’organisation de la production de biens ou de services (Durand, 2012) jusqu’à l’évaluation, l’organisation par projet, les tableaux de bord, etc. D’autre part, et c’est à ces objets que la sociologie du travail doit aussi s’intéresser, les rapports de domination peuvent aussi être horizontaux… Ils ne sont pas dans les grilles organisationnelles et fonctionnelles, mais ils sont bien  réels. Ces rapports de domination, qui prennent souvent la forme de conflits de sensibilités, d’intérêts, de personnalités, etc., peuvent facilement croiser des différences de genre, d’âge ou d’ancienneté, raciales ou ethniques. Parce qu’alors elles reposent sur des aspects objectifs —on dit visibles— d’appartenance des individus ou des groupes, elles prennent souvent le pas sur d’autres qualités des individus qui sont passées sous silence. Une fois de plus, il faut revenir à l’effet « rapports et appartenance de classe » dans la trajectoire socio-professionnelle des individus (ou des groupes) pour analyser les raisons ou les sources de dotations différenciées des ressources professionnelles ou, de plus en plus, comportementales. On pourra alors découvrir que l’appartenance ethnique, raciale, de genre ou à une classe d’âge n’est pas le facteur déterminant de cette allocation différenciée, mais que l’histoire individuelle ou du groupe (voir les questions d’affirmative action ou de discrimination positive) joue un rôle prédominant[2]. Voilà pourquoi la question de la domination (en dehors des rapports hiérarchiques qui établissent des situations— ou des rapports de situation) doit être aussi analysée en terme de rapports inégalitaires entre deux individus ou entre deux groupes, c’est-à-dire en termes d’inégalités de ressources scolaires, culturelles, sociales, etc. On retrouve ainsi P. Bourdieu dans l’espace de travail : selon leur trajectoire personnelle, les agents sont dotés de façon inégalitaire de capitaux scolaire et culturel (dont la faculté d’adopter le comportement attendu ou d’utiliser le vocabulaire et le ton adéquats dans une situation donnée), de capital social (le nombre et la qualité des relations sociales), de capital symbolique (ici la capacité à se projeter dans le futur, avec des ambitions correspondant aux possibles de la situation…). Que ces dispositions chez les salariés (ou les candidats à un emploi) convergent chez certaines personnes avec leurs caractéristiques de genre, d’ethnie et d’âge est avéré. Mais, d’une part ce n’est pas une nécessité, ni « déterminé » d’avance et, d’autre part, cette détention des dispositions ne tient pas (seulement) à l’appartenance de genre, de race ou à une classe d’âge, mais d’abord à la trajectoire socio-économico-professionnelle des intéressés.

2 – Pourquoi l’acceptation de la domination ?

Si à partir de maintenant, après les réserves faites quant au glissement paradigmatique accompli depuis le milieu des années 1970 en sociologie et en philosophie, nous analysons plus particulièrement les rapports de domination, au moins trois auteurs peuvent être convoqués : La Boétie avec la « servitude volontaire », Hannah Arendt avec la « banalité du mal » et plus récemment Christophe Dejours qui ajoute à la dramaturgie en parlant de « banalisation du mal ».

Selon nous, la question de la domination et de son acceptation par les salariés appelle un réexamen des situations qui tienne compte à la fois du comportement des individus et du poids des institutions. Ce travail de va-et-vient ou d’interaction est difficile à effectuer, chacun tendant à faire porter la responsabilité de l’acceptation de ces rapports de domination sur un seul élément ou une seule partie. Dans un entretien récent avec Jean Ferrette (non publié à ce jour), C. Dejours accuse les syndicats de refuser d’analyser le phénomène de domination en s’en tenant à une dénonciation du « système » : « Les systèmes fonctionnent par eux-mêmes avec une espèce de génie endogène qui fait qu’un système a une tendance spontanée à se maintenir, s’entretenir, se développer.  C’est une théorie qui rend compte d’un certain nombre de phénomènes et a bénéficié de l’apport des biologistes qui ont montré que cette autopoies, cette autoproduction, autoreproduction, autotransformation, est présente dans le vivant. (…) Ce qui est vrai au niveau biologique est faux du point de vue social et politique. Les systémiciens qui viennent après Luhmann sont toujours au service du triomphe d’une déresponsabilisation,  et de l’opportunisme. Puisqu’on ne peut rien y faire, il est erroné de se battre contre, donc il faut s’adapter ».

D’où la conclusion : « Ça veut dire qu’aucun système, aucune armée, aucune organisation, aucune entreprise, aucune administration, aucun État ne fonctionne par lui-même, par le pseudo-fonctionnement d’un système. (…) Chacun est  individuellement engagé. Même ce système individualisé des performances qui nous détruit les uns les autres ne marche pas tout seul, c’est nous qui le faisons marcher. Nous sommes impliqués en tant qu’exécutants, qui ne sommes jamais seulement des exécutants puisque nous apportons notre zèle. Du côté des chefs, du management, de la direction, la responsabilité est engagée. Ils ne sont pas des “transmetteurs d’ordre”. Et le niveau des responsabilités n’est effectivement pas le même entre celui qui est en bas et celui qui est en haut. (…) Quand vous acceptez une position de management dans l’éducation nationale ou dans l’appareil d’État vous ne pouvez pas dire  “je ne suis pas d’accord mais je le fais quand même “. La responsabilité est totalement engagée. Il y a donc un problème politique. Le génie du système n’est pas endogène mais fondamentalement dépendant de la contribution que nous apportons à son succès, en acceptant de le subir ou de le faire subir. Il n’y a pas de fatalité. Comme les gens sont engagés par leur intelligence, ils engagent leur liberté et leur capacité de penser dans ce système qui nous opprime et d’une certaine manière nous détruit. C’est à ce niveau là que se trouvent les ressorts de l’action ».

Cette proposition du « tous coupables » qui revient à donner à chacun la responsabilité du tout, malgré les détours effectués par le travail sur la subjectivité de chacun, propre au psychiatre ou au psychanalyste, revient quelque part à redonner toute sa puissance au paradigme de l’agréation des comportements individuels pour expliquer les phénomènes sociaux, cher à l’individualisme méthodologique. Non pas que nous ayons ici des individus rationnels et calculateurs comme chez Raymond Boudon[3], mais les sujets de C. Dejours, sans capacité d’action —puisqu’ils acceptent majoritairement la domination—, consentent par leur immobilisme et, d’une certaine manière, organisent leur propre domination par autrui ou par l’institution. Cette culpabilisation généralisée à laquelle conduit cette thèse n’est-elle pas aussi démobilisatrice que celle du « système » responsable de tous les maux ? Ne risque-t-elle pas de conduire à l’inaction à son tour ? De plus, est-elle tenable ? L’auteur lui-même n’est-il pas en position de dominant dans son laboratoire de recherche ou au CNAM, ou bien encore dans l’institutionnalisation de la « psychodynamique du travail » avec des centaines d’adulateurs dans les amphithéâtres ?

Hannah Arendt propose une autre démarche pour répondre à la question posée aux Juifs victimes du nazisme dans les ghettos —ou dans le fonctionnement des camps d’extermination—, au cours du procès d’Eichmann : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés ? ». Sa thèse, bien sûr insupportable et certainement discutable[4] est celle de la coopération des Juifs et plus particulièrement de leurs représentants à leur propre extermination. Dans  son ouvrage  Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, H. Arendt (2002 [1963]) écrit : « Les juges mentionnèrent deux fois la question de la coopération ; le juge Yitzak Raveh arracha à un témoin qui avait fait de la résistance l’aveu selon lequel la “police du ghetto“ avait été “un instrument entre les mains des assassins“ ainsi qu’une reconnaissance de “la politique de coopération du Judenrat avec les nazis“ ; et le juge Halévi découvrit, à partir du contre-interrogatoire d’Eichmann, que les nazis considéraient la coopération des Juifs comme la pierre angulaire même de leur politique juive » (p. 238). Et plus loin : « Partout où les Juifs vivaient, il y avait des dirigeants juifs, reconnus comme tels, et cette direction, presque sans exception, a coopéré, d’une façon ou d’une autre, pour une raison ou une autre avec les nazis » ( p. 239). Elle va même jusqu’à affirmer que s’ils n’avaient pas été organisés, selon les calculs de Freudiger, beaucoup plus auraient pu échapper au génocide : « À Amsterdam, comme à Varsovie, à Berlin comme à Budapest, on pouvait faire confiance aux responsables juifs pour dresser les listes des personnes et de leurs biens, pour obtenir, des déportés eux-mêmes les fonds correspondant aux frais de de déportation et d’extermination, pour recenser les appartements lissés vides, pour fournir des forces de polices qui aidaient à l’arrestation des Juifs et les mettaient dans les trains, jusqu’à ce que, geste ultime, ils remettent dûment les fonds de la communauté juive aux nazis pour confiscation finale. Ils distribuaient les étoiles jaunes et parfois, comme à Varsovie, “la vente de brassards devenait un véritable commerce ; on avait le choix entre les brassards ordinaires en toile et les brassards en plastique, de meilleure qualité et lavables“. En lisant les manifestes qu’ils rédigèrent, inspirés mais non dictés par les nazis, nous pouvons encore sentir  à quel point ce nouveau pouvoir leur plaisait. Comme le formulait la première déclaration du Conseil de Budapest : “Le Conseil central juif s’est vu accorder le droit de disposer sans réserve de tous les biens spirituels et matériels juifs et de toute la force de travail juive.“ Nous savons comment se sentaient les responsables juifs lorsqu’ils devinrent des instruments de meurtre —comme des capitaines “dont les navires allaient couler et qui réussissaient à les ramener à bon port en jetant par dessus bord une grande partie d’une précieuse cargaison“ ; comme des sauveurs qui “en faisant cent victimes, sauvaient mille personnes, en en faisant mille en sauvaient dix mille“. » (p. 228-229). Elle montre aussi comment ceux qui dressaient les listes tentaient d’échapper au sort des autres au nom « de principes sacrés », à savoir sauver ceux qui avaient travaillé toute leur vie pour la communauté.

Dans cet ouvrage, la thèse n’est plus seulement la responsabilité de tous comme chez Dejours, mais la responsabilité des dirigeants, des cadres, de l’élite. Nous pouvons l’exprimer comme la thèse des relais qui, pour échapper à l’extermination, coopèrent avec les nazis. Autrement dit, c’est la mise en cause d’un élément tiers, entre les nazis et les victimes, à laquelle procède H. Arendt : ce tiers est soit élu, soit autoproclamé, soit désigné par une procédure propre à l’institution religieuse. Mais dans tous les cas, il est accepté et surtout reconnu par les membres de la communauté. Et parce qu’il est reconnu et ainsi légitimé, il possède l’autonomie pour coopérer avec les nazis, y compris pour accomplir le moindre mal (cf. ci-dessus la citation de H. Arendt) ou quelquefois pour écarter le danger qui le menace personnellement, dans sa chair ou dans sa famille. Parce que le relais est porté par la communauté il est le meilleur intermédiaire des nazis pour qu’ils accomplissent leurs desseins.

Cette thèse du tiers-relais est logiquement tenable, mais peut apparaître quelque peu simplificatrice, en premier lieu parce que ces dirigeants n’ont pas été désignés par leurs mandants pour mener à bien le projet nazi, mais pour organiser cultuellement, socialement et culturellement la communauté, en temps de paix. De plus, cette thèse ne dit mot de l’acceptation de la situation ou de la coopération des membres de la communauté qui avaient quelques connaissances même très imparfaites de ce qui les attendaient. Ici, le plus extraordinaire est que la plupart des futures victimes savaient (de façon floue il est vrai), alors qu’en même temps elles refusaient d’y croire, de penser possible une telle décision humaine. D’une certaine manière l’attirance de la vie ou de la survie les conduisait à rester, par exemple en Allemagne (Feuchtwanger, 2013), parce que tout départ comportait tellement d’incertitudes qu’il valait mieux rester dans la communauté.

Si H. Arendt traite plus de la question de l’acceptation d’une situation qui n’a rien à voir avec la domination ordinaire le lecteur en voit la proximité : il n’y a pas de domination sans l’agrément de celle-ci. Autrement dit, la problématique des raisons de l’acceptation converge par là-même avec la problématique de la domination. Pour La Boétie la domination de la population par le tyran et son acceptation relèvent de la servitude volontaire. Laquelle se fonde sur la coutume (transmise par l’éducation) et sur la lâcheté ou l’abêtissement  dus aux jeux et aux croyances que s’invente le peuple. Mais la cause principale de la servitude volontaire réside dans la démultiplication du pouvoir à travers laquelle le tyran s’entoure de quelques chefs qui recrutent d’autres individus à leur tour maintenus dans la dépendance jusqu’à ce que des millions lui soient liés. A la place du tiers-relais d’H. Arendt, raison de l’acceptation sociale du nazisme, La Boétie propose une explication en termes de processus : le tyran délègue quelques parcelles de son pouvoir à des personnalités qui dépêchent à leur tour celles-ci à d’autres chefs subalternes de sorte que tout un chacun est lié aux autres jusqu’au plus bas de la hiérarchie sociale. Plus encore, la construction tient facilement —c’est en ce sens qu’il s’agit d’une servitude volontaire— parce que chacun accepte et se contente du peu qu’il obtient dans cette allocation des ressources (pouvoir et avantages qui lui sont liés) : il accepte la domination des uns (et donc du tyran) parce qu’il domine les autres et en retire quelques gratifications, mêmes mineures. D’où cette formule assourdissante : « le tyran asservit les sujets les uns aux moyens des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient quelque chose, il se devrait garder. » (La Boétie, 2003 [1548], 42). La fin de la citation nous replonge dans la question des ressources scolaires, culturelles et sociales dont dispose la population qui permettent ou non de maintenir le tyran en place ; on pourrait aussi y lire l’espoir que l’éducation soit le meilleur remède à la tyrannie et un tremplin vers la démocratie.

Ce qui apparaît novateur chez La Boétie, même si le terme n’est pas utilisé et ne le sera que beaucoup plus tard, c’est la prise en compte du processus[5] par lequel s’établit la domination (la servitude) et la tolérance de celle-ci (son caractère volontaire qui est plus actif que passif). Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir les dominations dans le travail[6], cette réflexion nous conduit à écarter les explications en terme d’individus ou de système. L’explication systémique est trop univoque pour être acceptable puisqu’elle décharge tous les acteurs d’une quelconque participation en faisant des êtres seulement agis et sans conscience. A l’inverse, l’explication par la seule responsabilité individuelle conduit à penser que chaque encadrant est un « salaud potentiel » et à transformer tout un chacun en kapo comme le déclarait C. Dejours dans article du Monde de février 1998 et comme cela transparaît dans Souffrance en France.

Notre proposition diffère de ces deux approches et prend en compte les transformations des entreprises, de l’organisation du travail et des modes de management en comparant ce qu’ils étaient en général dans les années 1960-70 (en dehors de quelques cas bien connus comme l’industrie automobile par exemple ou les ateliers du tertiaire de masse) et ce qu’ils sont aujourd’hui. En effet, quand une majorité d’individus (encadrants mais aussi collègues de travail dans des fonctions d’exécution) adoptent aujourd’hui des positions individualistes (ou plutôt égocentrées), du chacun pour soi, de non-respect d’autrui, voire de domination sur les pairs, autant de comportement devenus assez fréquents alors qu’hier régnaient plus d’entraide, de soutien et de démarches collectives, on ne saurait tenir ces salariés pour seuls responsables des transformations advenues. S’en tenir à la seule subjectivité des acteurs  qui ont adopté ces attitudes nouvelles —il faudrait prendre aussi en compte la progressivité du changement qui s’échelonne sur plusieurs décennies, voire générations— revient quelque part à soutenir qu’ils avaient des dispositions rentrées, latentes pour de tels comportements égocentrés. C’est-à-dire aussi attribuer aux hommes une sorte de permanence ou de qualités intemporelles qui s’exprimeraient quand les conditions le permettent. Et pourquoi pas une « mauvaise nature » de l’homme : ce serait alors revenir à une conception « essentialiste » de l’homme qui n’a rien à voir avec les acquis de la sociologie ou avec ceux de la psychanalyse.

La question posée est celle des transformations sociales et des conditions d’exercice de l’activité de travail avec le développement de pressions, d’obligations et de contraintes  nouvelles. On comptera parmi celles-ci les exigences du flux tendu généralisé à la quasi totalité des activités industrielles et de services, l’évaluation individuelle qui observe la conformité des comportements par rapport à ceux attendus, l’individualisation des primes et des gratifications, etc. Toutes ces innovations ne proviennent pas d’un « système », mais d’une conjonction historique entre la crise de l’accumulation du capital à la fin des Trente Glorieuses, de l’audience accrue de l’idéologie libérale pour ne pas dire de son monopole (après 30 années de règne d’une pensée plus « collective ») et d’une internationalisation intensive des marchés. Autrement dit, la culpabilisation ou la mise en cause des individus est vaine car elle ne tient pas compte de l’histoire, de l’évolution de l’encadrement des individus, des contraintes imposées, du travail fait sur la subjectivité des salariés à travers des systèmes subtils d’intéressement, de contentement au travail. Même si les diverses enquêtes rapportent le durcissement du travail, les salariés y déclarent aussi certaines satisfactions à travers le fait que leur travail est plus attrayant, plus intellectualisé —ce qui est une nécessité dans la plupart des postes en raison du suivi des activités à travers un terminal informatique— avec une certaine responsabilisation des individus.

Ainsi, la démarche processuelle doit nous permettre de comprendre comment les individus sont travaillés par leur environnement immédiat ou plus généralement par la société (valeurs morales). Des individus-éponges —pour reprendre la terminologie de Jean Georges Padioleau (1986) mais en en inversant l’usage— peuvent adopter instantanément les nouvelles valeurs individualistes diffusées par l’idéologie libérale, mais c’est aussi parce que ce sont les plus prégnantes à un moment donné : ce sont à la fois les impasses (provisoires ?) des paradigmes accordant la primauté au collectif, mais aussi, au cœur du travail, d’éventuels possibles offerts par une réorganisation du travail qui prétend responsabiliser de plus en plus les salariés ou élargir leur autonomie (y compris parce que le capitalisme contemporain maîtrise mieux les modes de commandements en les adoucissant pour les rendre plus supportables). Par là-même, la servitude et l’asservissement sont récompensés[7], donc acceptables et bien souvent acceptés. C’est cette même démarche processuelle qui nous a conduit à adopter le concept d’implication contrainte (Durand, 1992), parallèle à celui de La Boétie, mais plus proche du vocabulaire du travail et de l’entreprise. Dire qu’il y a volontariat ou implication signifie que les salariés perçoivent un avantage à s’engager dans leur travail : ce peut être plus d’autonomie, un travail plus intéressant, une reconnaissance par les pairs, par la hiérarchie ou par la famille, voire une sortie des exigences du flux tendu en entrant dans la filière hiérarchique. Ce sont autant de rémunérations symboliques qui mobilisent les salariés. Mais en même temps, cette mobilisation, cette implication, ce volontariat sont devenus obligatoires : ce sont les nouvelles contraintes du flux tendu ou bien encore celles de la loyauté et de l’allégeance à la direction de l’entreprise ou à la hiérarchie.

Le concept d’implication contrainte rend compte de la situation contradictoire fait aux salariés qui les conduit à adopter des comportements individuels non moins contradictoires. Tout en bas de l’échelle socio-professionnelle, les détenteurs de contrats précaires souhaitent être « titularisés » (c’est-à-dire avoir un CDI) et les anciens tentent d’échapper à une mise à l’écart prématurée : ces deux catégories qui peuvent constituer plus de la moitié du personnel de certains services ou ateliers adoptent les normes comportementales requises et se mobilisent par nécessité. Juste au-dessus d’eux et bien au-delà, la majeure partie des salariés-évaluateurs sont évalués à leur tour et doivent adopter les codes attendus pour faire face à leur évaluateur dans de bonnes conditions. Nombre de salariés aspirent à de meilleurs revenus, à des tâches plus intéressantes et à une reconnaissance sociale. Qui pourrait blâmer autrui qui cherche une visibilité sociale et un capital symbolique accrus puisque chacun use des mêmes stratégies ? Tel est aujourd’hui le fondement du régime de mobilisation qui associe étroitement conditions objectives (les exigences du flux tendu) et conditions subjectives (l’évaluation individuelle qui fait intérioriser les codes la nouvelle normalité). C’est la conjonction de la malléabilité des individus (rendus toujours plus dociles par les conditions économiques de concurrence interindividuelle et par l’idéologie libérale qui conforte une perception individualiste du monde) et des modalités toujours plus sélectives de recrutement et de maintien dans l’emploi qui font des rapports de domination de plus en plus violents ­—entre pairs et/ou dans le commandement— la nouvelle banalité des relations de travail[8]. Ce qu’il s’agit de montrer aussi, c’est la nature renouvelée de cette conjonction —qui a bien sûr toujours existé puisqu’elle est intrinsèque au rapport salarial— due aux transformations du capitalisme, devenu beaucoup plus exigeant quant au degré d’exploitation de la plupart des salariés, en particulier parce que l’économie réelle doit atteindre des résultats comparables (entendons des taux de profits) à ceux de l’industrie financière — bien souvent en y contribuant d’ailleurs.

3 – Les résistances aux dominations : vers quelles transformations de la relation salariale ?

Nous avons privilégié ici le pourquoi de l’acceptation des dominations, en décortiquant les processus d’imposition-contentement que recouvrent les concepts de servitude volontaire en général et d’implication contrainte dans les situations de travail, plus précisément. Ces concepts paradoxaux ouvrent ou contiennent nécessairement une réflexion sur les résistances à la domination : l’implication ne peut être pensée sans la désimplication, ni sans le découragement face à la contrainte quand celle-ci rend impossible le contentement au travail, ou la reconnaissance par les autres. Autant de situations où les dominations sont trop fortes pour rendre acceptables les conditions du travail (la « qualité du travail » selon Yves Clot, 2010). Les différentes intensités de résistance à la domination dépendent du degré de celle-ci et des capacités des intéressés à y faire face. Autrement dit les résistances dépendent en grande partie de l’état ou des qualités de la relation salariale[9]. C’est pourquoi leurs analyses donnent lieu à autant de débats, entre ceux qui minimisent ces résistances et ceux qui en exagèrent la portée jusqu’à prédire la révolte généralisée (proche).

La plupart des salariés —et des travailleurs en général— connaissent ou ont vécu des moments de désillusion, de rancœur ou de révolte qui les conduisent à adopter des attitudes un peu moins coopératives. D’autres s’engagent plus explicitement dans un discours, voire des actes de résistance, jusqu’à ce que certains s’opposent aux directions à travers l’action syndicale et/ou politique[10]. Autrement dit, si des attitudes ou des actes de résistance concernent (presque) tous les travailleurs, une minorité les transforme en une action militante. L’action collective restant incertaine, parce que largement combattue par les directions, les « résistants » sont aujourd’hui de plus en plus confinés, au sens politique du terme, c’est-à-dire enfermés ou isolés pour éviter toute contagion des autres salariés. De plus, la résistance s’avère vaine pour les plus démunis, comme les salariés sans qualification (en particulier les jeunes sans qualification), les seniors qui sont physiquement fatigués (ouvriers) ou qui coûtent trop cher (cadres et ingénieurs), les femmes qui reviennent travailler après avoir éduqué leurs enfants, etc. Toutes ces catégories n’ont guère la possibilité « d’être les acteurs de leur carrière » comme le  discours managérial les y incite, ni bien sûr de battre en brèche la domination globale et financière qui les a marginalisées.

Si l’on s’intéresse précisément aux formes de résistances aux diverses dominations, on en perçoit la très grande variété qui, en général, ne les remettent pas en cause, s’en accommodent, pourrait-on dire, pour mieux les contourner et adapter les comportements aux contraintes[11]. Par exemple, la simulation de loyauté aux managers est devenu un phénomène courant qui a des effets certains : cette simulation empêche toute prise de position ou toute participation à l’expression du mécontentement : elle participe de la servitude volontaire. En ce sens la simulation est aussi un moyen de maintien de l’ordre, en particulier par l’imitation qu’elle suscite : si la plupart des salariés adoptent cette attitude, c’est le conformisme qui l’emporte sur toute contestation. Mais la simulation révèle aussi une crise de confiance qui peut fragiliser la production de biens et de services, à un moment donné, par exemple lors d’une crise.

Cette simulation de la loyauté a en général un effet néfaste au bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’administration, du point de vue managérial. Il n’est pas rare de rencontrer des salariés qui avouent passer entre un cinquième et un quart de leur temps de travail à renseigner des tableaux relatifs à leur activité : car près de la moitié de ce temps est consacré à mettre en adéquation les chiffres avec les données cibles ou les attentes présumées de la hiérarchie, sachant que la mise en cohérence des divers documents n’est pas une mince affaire. Nous avons pu aussi observer que plus les salariés ont des responsabilités, plus leurs salaires sont élevés, plus ce temps s’allonge.

Jusqu’où ces simulations ou ces truquages, ces travestissements, ces fardages du réel compromettent-ils le bon fonctionnement de l’entreprise ? Qu’en connaissent les Directions générales, sachant qu’elles peuvent aussi s’appuyer sur ces données erronées pour fournir une image falsifiée de la réalité au PDG et aux actionnaires ? Chacun a le souvenir d’Enron dont la direction alla jusqu’à subvertir les commissaires aux compte pour se maintenir : il en fut de même pour Parmalat en 2003, mais ce sont là des situations qui restent exceptionnelles.

L’analyste peut aussi interroger le monde du travail et les dominations : n’y aurait-il pas des situations de travail où l’on assiste à des dépassements ou à des renversements des dominations, c’est-à-dire des situations où la résistance individuelle, collective, ou bien la simulation, ou bien la rareté de certaines compétences ou dextérités instaurent de nouvelles « relations de pouvoir » mettant à bas les dominations ? S’agirait-il d’une réduction ou d’une  fin (provisoire ?) des dominations à travers leur propre fragilisation ? Est-ce concevable au moment où la crise économique et financière attaque frontalement l’emploi et le travail ?

A travers la perversion possible, ou déjà rencontrée des dispositifs de gestion, n’y a-t-il pas des leviers décevables par la sociologie du travail qui conduiraient à de nouvelles transformations du travail favorables aux salariés ? Il s’agirait d’une sorte de revanche des acteurs dans le travail sur les systèmes de travail et sur ses finalités dans le capitalisme contemporain.

Bibliographie citée

Arendt Hannah (2002 [1963]), Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard/Folio.

– Clot Yves (2010), Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psycho-sociaux, Paris, La Découverte.

– Delzescaux Sabine (2001), Norbert Élias. Une sociologie des processus, Paris, L’Harmattan.

– Durand Jean-Pierre, Paul Stewart, Juan José Castillo (1998), L’avenir du travail à la chaîne, Paris, La Découverte.

– Durand Jean-Pierre (2011), « Quelles violences dans les processus d’évaluation » in M. Dressen et J.-P. Durand, La violence au travail, Toulouse, Octarès..

– Durand Jean-Pierre (2012), « Le statut présent de l’évaluation : un analyseur du changement de système productif ? », Revue Espaces Marx, 2ème semestre.

– Durand Jean-Pierre (2012), La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire, Paris, Le Seuil.

– Feuchtwanger Edgar (2013), Hitler mon voisin. Souvenirs d’un enfant juif, Neuilly sur Seine, Editions Michel Lafon.

– Foucault Michel (1975), Surveiller et punir, Paris, Gallimard.

– Goussard Lucie (2011), L’organisation par projet. Enquête dans deux établissements des industries automobile et aéronautique, Thèse de Sociologie soutenue au Centre Pierre Naville, Université d’Evry.

– La Boétie Etienne (de), (2003 [1548]), La servitude volontaire, Paris, Arléa.

– Padioleau Jean Georges (1986), L’ordre social. Principes d’analyse sociologique, Paris, L’Harmattan.

– Simmel Georg (1995), Le conflit, Paris, Circé/poche.

– Simmel Georg (1981), Sociologie et épistémologie, Paris, PUF.

– Walzer Michael (1998), Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard.


[1] On lira avec intérêt les réflexions de Michael Walzer (1998) sur ces questions, puisqu’elles prennent le  contrepied des idées généralement admises.

[2] Pour être complet, il faudrait traiter ici la question des transfuges sociaux, y compris pour expliquer à ceux qui contestent cette analyse que l’exception peut confirmer la règle. Car à y regarder de près, la plupart des situations et des succès (ou des échecs) des transfuges sociaux peut s’expliquer par une « anomalie » trajectorielle qui les place dans une nouvelle cohorte ; laquelle anomalie n’est guère visible pour celui tente d’expliquer le phénomène du transfuge.

[3] Cf. pour un exposé des thèses de l’individualisme méthodologique et sa critique de fond, Durand, 1989.

[4] Une importante littérature reprise et débattue dans la Présentation de l’ouvrage par Michelle-Irène Brudny-de Launay met en cause l’argument de coopération des représentants de la communauté en rappelant l’importance de la résistance juive dans les pays occupés par l’armée nazie. Nous n’entrons pas dans ce débat ici, malgré son importance : la thèse d’Hannah Arendt vaut en tant que fondatrice d’un paradigme contribuant à expliquer l’acceptation de la domination, quoiqu’il y ait une résistance à celle-ci, car cette résistance reste en général minoritaire dans une population ou une catégorie sociale dominée.

[5] Ici il nous justifier ce terme en revenant sur son renouveau actuel, y compris à travers une  relecture de Norbert Elias. En effet, si les lecteurs français perçoivent dans le terme de configuration l’une des grandes trouvailles d’Elias il est probable que ce soit en raison d’une mauvaise traduction. Selon Sabine Delzescaux le terme de configuration enferme l’objet d’étude dans une situation, le fige, alors que Norbert Elias privilégie le mouvement et le changement. D’où la proposition de remplacer le concept de configuration par celui de démarche processuelle (Delzescaux, 2001).

[6] Comme déjà dit, nous ne revenons pas sur la situation historique qui instaure l’exploitation, laquelle signifie aussi le développement du rapport salarial qui est lui-même un rapport de subordination à l’employeur et aux chefs auxquels il délègue une partie de ses pouvoirs. L’acceptation présente de cette situation peut toutefois relever de l’objet étudié ici sans être au cœur de celui-ci.

[7] On ne parle pas ici des fermetures de sites qui montrent à chaque fois la désespérance et la fin d’un combat : les salariés se battent pour de meilleures primes de licenciement et conditions de reclassement, plutôt que pour le maintien en activité des sites !

[8] Le lecteur aura compris que ce chapitre ne traite pas ici des troubles socio-psychiques mais qu’elle en établit les fondements concrets à travers les rapports de domination.

[9] On dissocie la relation salariale du rapport salarial (et des relations de travail) ; la relation salariale est une configuration ou un arrangement de plusieurs éléments qui concourent à mobiliser les salariés au travail : le système de rémunération, le mode de commandement, l’organisation du travail, les relations professionnelles, lesquels dépendent bien sûr des phénomènes contextuels tels que le marché du travail, le système de formation, l’état du syndicalisme, etc. (Voir pour un exposé théorique, Durand et al, 1998, 13).

[10] Lucie Goussard (2011) a fait une classification assez rigoureuse et imagée de ces attitudes vis-à-vis des difficultés rencontrées dans le travail et face aux dominations : par ordre croissant de capacité d’action contre les dominations, elle propose les catégories suivantes : les engagés (en général jeunes et diplômés dont la loyauté est récompensée), les réservés (qui ont compris que les promesses ne seront pas tenues), les déçus (en retrait suite à une déconvenue irréversible) et les contestataires (en général des syndicalistes). Si les engagés et les contestataires représentent chacun moins de 10 % d’un ensemble de salariés, ceux qui s’accommodent plus ou moins bien de leurs conditions de domination au travail constituent une très grande majorité des salariés —et certainement des travailleurs en général.

[11] Ce qui ne veut pas dire que l’effet de cette évaluation et que cet arrangement avec celle-ci soit neutre. Bien au contraire, on peut montrer que le principal effet de l’évaluation individuelle n’est ni l’avancement, ni l’affectation de primes, mais l’intériorisation ou l’incorporation des nouvelles normes de fonctionnement, celles-ci jouant le rôle d’auto-encadrement de la pensée et d’autosuggestion des bonnes réponses et des bons comportement s à adopter (cf. Durand, 2011 et 2012).

Préface de Syndicalisme et santé au travail

Préface

La santé au travail a toujours été une préoccupation des associations ouvrières depuis que la défense collective des intérêts des ouvriers s’est structurée. Mais la place de la santé dans les revendications syndicales n’a cessé de varier au cours de l’histoire du syndicalisme et du capitalisme. Au XIXe siècle, c’est d’abord la lutte pour la réduction de la durée de la journée de travail qui occupe les associations ouvrières et ce n’est qu’en 1898 que la protection des ouvriers contre les accidents du travail fait l’objet d’une loi. Laquelle contraint les employeurs à prendre en charge le risque lié aux accidents du travail en dédommageant les ouvriers blessés, directement ou à travers une caisse d’assurance. Cette loi reconnaît ainsi la responsabilité de l’employeur dans les accidents du travail. La couverture des salariés ne cessera de s’améliorer au cours du XXe siècle  dans l’ensemble du monde occidental à travers des dispositifs législatifs imposés par les syndicats, soutenus par des gouvernements de gauche ou de centre gauche. On peut remarque que les maladies professionnelles ne sont prises compte que tardivement (cf. le n° 2009/1 de la Revue d’Histoire moderne et contemporaine), avec de très longs combats comme pour la silicose qui ne reconnue comme maladie professionnelle qu’après la seconde guerre mondiale (Devinck et Rosental, 2009).

Dès 1947, dans l’esprit de la mise en place de la Sécurité sociale le Parti communiste soutenu par la CGT et le catholicisme social convergent pour créer  les institutions nécessaires à la prise en charge de ces questions : c’est la création de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) et des CHS (Commissions d’hygiène et de sécurité) obligatoires dans les entreprises industrielles de plus de 50 salariés  (500 salariés dans les autres secteurs). En même temps, durant les Trente Glorieuses, dans le modèle « productiviste » —selon une dénomination actuelle— et dans cette « société de consommation », les syndicats ont en général échangé les mauvaises conditions de travail contre des augmentations de salaires immédiates à travers des négociations locales. Ce syndicalisme fut désigné par la suite comme un syndicalisme de « feuille de paie » puisque les délégués ou les sections syndicales échangeaient, à la demande des ouvriers, leur santé contre quelques francs ou dizaines de francs par mois. Car dans l’après guerre, le travail ouvrier reposait largement sur l’effort physique : souvenons-nous que les sacs de ciment pesaient alors 50 kg contre seulement 25 à 30 kg aujourd’hui et qu’une grande partie du travail dans le bâtiment consistait en la manipulation des matériaux… Dans les usines, les recruteurs choisissaient les hommes en fonction de leur gabarit et de leur force physique. C’était vrai dans la sidérurgie, dans les mines bien sûr, mais aussi dans presque toute la métallurgie. Les femmes devaient résister à des stations fixes debout ou assises durant de longues vacations. Dans nombre de secteurs, la dangerosité du travail était déniée malgré les accidents mortels ou ceux qui handicapaient à vie les ouvriers et ouvrières : doigts ou membres coupés, chutes d’objets blessants, chocs à la tête ou à la cage thoracique au cours de manipulations de pièces lourdes, etc. Dans la plupart des secteurs industriels, l’insalubrité (poussières diverses, taux élevés d’humidité, très fortes températures…) et les effluves de produits toxiques étaient le lot quotidien des ouvriers et bien souvent des ouvrières. Mentionnons aussi les cadences de production, fortement dénoncées dans les années 1960-75, qui entraînaient une fatigue physique du travail dont témoignent les ouvriers à l’époque et dont rend compte plus tard de façon synthétique un numéro du Mouvement social (Cottereau, 1983).

L’ensemble de ces maux avaient pour origine un sous-investissement des entreprises dans les équipements fondé sur le refus de se préoccuper de la santé ouvrière d’une part, et une organisation du travail développée sur les principes de l’OST en dehors de tout souci ergonomique, d’autre part. À partir des années 1960, quand les industriels ont déconcentré leurs ateliers en province pour employer une main d’œuvre rurale puis fait appel à l’immigration, la main d’œuvre ouvrière apparaissait comme inépuisable et infatigable, jusqu’à ce qu’éclate la crise du travail simple dans les années 1970, c’est-à-dire le refus de se mobiliser dans un travail routinier et monotone sans perspective de carrière pour la majorité des ouvriers. Durant cette période d’expansion du capitalisme, les aspirateurs des molécules ou poussières dangereuses, les assistances à la manipulation, la propreté des ateliers étaient au mieux considérés comme des coûts et au pire relevaient de la non-préoccupation patronale. Les ouvriers et les organisations syndicales de base ne prenaient pas le mal à sa racine et estimaient plus simple d’arracher une augmentation de salaire : on peut dire que durant cette période, toutes les contestations de ce type étaient satisfaites. Or elles étaient d’autant plus nombreuses qu’elles étaient satisfaites car les dirigeants industriels évitaient les grèves puisque, durant ces années, tout ce qui était produit était vendu. On peut même dire que le syndicalisme nord-américain de l’industrie automobile s’est principalement fondé sur ce système permanent de grievances (griefs, plaintes) pour se structurer et obtenir des salaires inconnus ailleurs. Tout se négociait et se terminait par une légère augmentation des revenus, non pas au niveau du salaire nominal en raison du coût des charges salariales, mais au niveau des primes : jamais employeurs et syndicats n’ont été aussi créatifs pour inventer un vocabulaire et des primes afin de satisfaire les deux parties sans toucher à l’essentiel (la santé des ouvriers et des ouvrières). Les feuilles de paie pouvaient comporter jusqu’à une dizaine de primes différentes qui variaient selon l’intensité des luttes et/ou des carnets de commande. Ce qui pouvait apparaître comme un compromis où les deux parties sortaient gagnantes n’était qu’un leurre : les profits immédiats des firmes ne cessaient de croître alors que l’espérance de vie des ouvriers (OS en particulier) ne suivait pas la courbe nationale : combien d’ouvriers décédaient quelques mois ou quelques années après leur départ à la retraite fixé alors à 65 ans. Seuls les événements dramatiques tels que les accident du travail avec des blessés graves ou des morts pouvaient mobiliser durablement les collectifs ouvriers. De plus les responsabilités patronales étaient la plupart du temps déniées, comme elles l’ont été longtemps pour les maladies professionnelles (effluves chimiques par exemple, puis TMS). Chacun a en mémoire l’affaire de l’amiante dont on connaissait la dangerosité depuis la fin du XIXe siècle, mais qui a été produite industriellement jusque dans les années 1970 (freins et embrayages automobiles, isolation et produits divers dans le bâtiment ou dans les appareils ménagers, etc.).

La résolution locale des conflits par l’amélioration du pouvoir d’achat —dont on voit bien le rôle dans le compromis fordiste cher à l’École de la Régulation— n’empêchait pas les fédérations syndicales et plus encore les confédérations de se préoccuper de cette question de la santé des ouvriers au travail : on peut retrouver dans les archives de la CGT en particulier et de la CFTC (la CFDT est créée en 1964) ou de FO de nombreuses prises de position contre les atteintes à la santé (plus précisément sur le niveau des cadences ou de la dangerosité de l’air respiré dans les ateliers) qui sont à l’origine des négociations centralisées des confédérations. Mais ces revendications instruites par les rapports des sections syndicales ne fondent pas des mouvements sociaux généralisés car les préoccupations des syndicats de base sont ailleurs et préfèrent l’augmentation immédiate des revenus. Autant dire, malgré ce qu’ont  pu en écrire quelques auteurs en général universitaires, que les confédérations syndicales ouvrières ne se préoccupaient que très peu des questions de santé au travail : les revendications relatives à ce champ portaient essentiellement sur la réduction des cadences, à la fois parce qu’elle constituait un mot d’ordre fédérateur et qu’elle pouvait toujours se monnayer. Ainsi, la question de l’organisation du travail ou celle du rapport homme/machine, étroitement liées aux cadences n’étaient pas posées en tant que telles et ne le furent que beaucoup plus tard lorsque, syndicalistes, universitaires et patronat durent faire face à la crise du travail simple. Ce qui donna lieu à la création de l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) en 1973, institution tripartite (État, syndicats de salariés et employeurs), décentralisée dans les régions afin d’agir sur l’organisation du travail et les relations professionnelles.

En d’autres termes, les préoccupations sanitaires dépendent largement du contexte économique et, pourrait-on dire, de la bonne santé du capitalisme lui-même. Paradoxalement, dans une phase d’expansion de celui-ci comme le furent les trois décennies d’après-guerre, la santé des travailleurs n’a tourmenté ni le patronat, ni les confédérations syndicales de salariés.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour des raisons convergentes de recherche de productivité du travail ouvrier et de nécessaire satisfaction des revendications ouvrières dans cette phase de crise du travail simple, les charges physiques du travail n’ont cessé de diminuer depuis les années 1970 dans les pays technologiquement avancés —chacun sait qu’il n’en est pas de même dans les pays dits émergents en cours d’industrialisation. Ainsi, les conditions physiques de travail se sont en général améliorées dans les pays de l’hémisphère Nord, y compris du côté de l’aspiration des vapeurs nocives, de la salubrité des locaux, de leur ventilation, de la régulation des températures d’ambiance, etc. Y compris dans des secteurs difficiles comme le bâtiment ou la sous-traitance industrielle pour les grandes multinationales (automobile, aéronautique, appareils ménagers…), grâce par exemple aux installations d’aide à la manutentions des charges lourdes.

Mais en même temps, la crise de l’accumulation que le capital a traversée durant les années 1975-1995 a conduit à l’invention et à la généralisation du principe de la lean production (la production frugale) importée du Japon, puis du lean management. Ici, la réduction drastique des moyens humains par rapport aux besoins de la production industrielle et dans les services (y compris publics avec le New Public Management) signifie une pression croissante des directions d’entreprise ou de services publics sur tous les travailleurs, y compris sur les managers de proximité et sur les travailleurs indépendants aujourd’hui inclus dans le processus global. Très schématiquement, la nouvelle organisation de la production et du travail, en général fondée sur le flux tendu de la matière et de l’information a fragilisé les processus productifs, a inventé des outils « socio-techniques » qui font face à cette fragilisation tout en mobilisant les travailleurs : qualité totale, maintenance intégrée et surtout amélioration constante des procédés (kaizen, 6 Sigma, etc.). Ce que les anglo-saxons on résumé comme une organisation où l’on travaille « harder and smarter », c’est-à-dire de façon plus difficile mais aussi de façon plus intéressante. En effet ces outils socio-techniques qui traitent des questions du travail donnent partiellement la parole aux exécutants dont une large partie s’engage sur les objectifs de l’entreprise ou du service, y compris parce qu’ils n’ont pas le choix. Cette implication contrainte (Durand, 2004 ; 2017) est confortée par des opérations d’évaluations individuelles du travail (Abelhauser et al, 2011) de chacun (les fameux reporting et tableaux de bord à renseigner) et surtout des comportements (les entretiens individuels par le n+1).

Cette nouvelle organisation de la production et du travail a fait glissé les problématiques de la santé au travail des conditions physiques des travailleurs —en premier lieu ici des salariés— vers des questionnements sur le mal-être au travail (de Gaulejac, 2011 ; Clot, 2010), voire de la souffrance au travail (Dejours, 1993). Et ce d’autant plus que les collectifs de travail­, essentiellement affinitaires hier, qui pouvaient soutenir les individus en difficultés ont en grande partie disparu au bénéfice de groupes de travail constitués d’individus atomisés choisis par le seul management. De plus, l’individualisation de la relation salariale construite sur l’évaluation individuelle des salariés participe à l’exacerbation de la concurrence entre salariés. Concurrence elle-même vécue sur un fond de chômage qui, à la différences des décennies précédentes, touche tous les secteurs et toutes les qualifications, y compris parmi les ingénieurs, les experts, les cadres supérieurs. Alors, toutes les conditions sont réunies pour que nombre de salariés qui ont conservé leur emploi vivent leur situation de travail comme détériorée et ne trouvent plus les ressources pour faire face aux exigences managériales : insomnies, irritations permanentes dans la vie de famille, consommation de psychotropes, voire suicides sur le lieu de travail sont les manifestations bien connues de ce mal-être au travail aujourd’hui.

Ainsi, la santé psychique au travail est devenue un enjeu central en France, y compris dans les services (Buscatto, 2008), pour les syndicats et assez directement pour le milieu des chercheurs en sciences humaines : sociologues, psychologues bien sûr, ergonomes, philosophes, économistes, ethnologues, etc. Préoccupation qui est apparue bien plus tardivement dans d’autres pays comme l’Allemagne ou le Royaume uni où la santé psychique au travail n’apparaît dans l’agenda des universitaires qu’au début des années 2010. Pourquoi celle-ci tient-elle une place aussi importante dans les relations professionnelles et dans les publications universitaires en France (on compte plusieurs centaines d’ouvrages et d’articles publiés depuis 25 ans) ? Selon nous, l’existence des CHSCT (nés de l’élargissement en 1983 des fonctions des CHS créés après guerre) a joué un rôle central dans cette cristallisation, à un moment où les Comités d’entreprise perdaient leur attractivité militante et que le syndicalisme était affaibli pour un faisceau de raisons trop longues à expliquer ici. Les CHSCT, implantés sur le lieu de travail, en prise directe avec le quotidien des salariés sont devenus le lieu privilégié d’expression du mécontentement diffus causé par le nouveau modèle de production. En effet, la lean production qui, de fait sans que cela ne soit vraiment visible, détériore les conditions physiques de travail (moins de personnel, des cadences et des pressions par le temps plus élevées) et surtout les relations de travail puisque les exécutants portent maintenant la responsabilité des incidents de production, des défauts de qualité, des surcoûts, etc. Dans un système où le groupe est devenu responsable de la production, la pression des pairs sur les pairs est plus insidieuse que celle d’un chef dont c’était la fonction de sanctionner. L’« horizontalité du management » transforme chacun en un fautif en puissance alors que c’est en général une question de rapports entre moyens et objectifs qui est à l’origine des difficultés. Masquer cette relation causale par des conflits intersubjectifs entre pairs permet non seulement d’exonérer le capital (ou l’État) de ses responsabilités politiques mais coûte cher à  la collectivité qui doit réparer les conséquences sanitaires.

Il y a aussi une spécificité française dans le traitement de la santé psychique au travail avec le rapprochement des syndicats et des universitaires : en effet, s’il y a une tradition de coopération entre syndicats et académiques dans l’Europe du Nord, voire aux États-Unis, cette coopération a toujours eu lieu de façon épisodique en France, l’expertise universitaire étant considérée comme un risque susceptible d’entamer l’hégémonie ouvrière et syndicale. Aujourd’hui, les élus des CHSCT n’hésitent plus à recourir aux services des laboratoires spécialisés des universités ou du CNRS et plus encore à des cabinets d’expertise essentiellement composés de jeunes diplômés de sociologie, de psychologie, d’ergonomie, etc. Cette porosité grandissante entre le monde syndical et le monde académique est étroitement liée à la professionnalisation des cursus universitaires (masters, mais aussi doctorats), les jeunes diplômés, en nombre croissant, trouvant des débouchés dans ce secteur, comme d’autres en découvrent dans le care. On peut alors reposer la question soulevée par Alain Ehrenberg (2000) qui voit dans la montée du thème de la santé psychique au travail un phénomène qui pourrait n’être qu’une « mode ».  Paradoxalement, la préoccupation de la santé au travail, parmi les académiques, ne serait pas liée à l’ampleur ou à la profondeur du problème, mais à des conditions qui sont extérieures aux conditions de travail elles-mêmes, à savoir la réorganisation intrinsèque du système universitaire d’enseignement et de recherche. L’idée d’une mode, nécessairement éphémère, qui serait déjà en train de passer, signifie surtout que les universitaires pourraient changer d’objet de recherche, alors que les conditions morales et affectives d’exercice du travail continuent de se détériorer.

Ce qui souligne la gravité du moment où paraît le présent ouvrage : on pourrait assister à un désengagement des universitaires sur ces question de santé au travail —y compris à partir d’une certaine lassitude de part et d’autre parce que les acquis défensifs restent assez limités—, le tout sur fond d’un discours de reprise économique qui euphémiserait les difficultés des travailleurs et des millions de demandeurs d’emploi qui tournent sur des emplois précaires

D’où l’importance de cet ouvrage qui fait le point, à un moment crucial de l’histoire du syndicalisme, sur la façon dont ce dernier traite la question de la santé au travail. À travers cet objet qui pourrait paraître étroit ou trop fonctionnel, c’est la nature du modèle social français —et européen— qui est interrogée par les auteurs de Syndicalisme et santé au travail dont le sous-titre Quel renouvellement de la conflictualité au travail ? a le mérite de faire de cet objet un processus et non un résultat.

Jean-Pierre Durand

Références bibiographiques utilisées

Abelhauser Alain, Roland Gori et Marie-Jean Sauret (2011), La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits/Fayard.

Buscatto Marie, Loriol Marc, Weller Jean-Marc (2008), Au-delà du stress au travail. Une sociologie des agents publics au contact de l’usager, Toulouse, Érès.

Clot Yves (2010), Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.

Cottereau Alain (1983), « L’usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement social, n° 124.

Dejours Christophe (1993), Travail, usure mentale, Paris, Bayard.

Devinck et Rosental (2009), « Une maladie sociale avec des aspects médicaux »: la difficile reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle dans la France du premier XXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56/1.

Durand Jean-Pierre (2004), La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : du flux tendu à la servitude volontaire, Paris, Le Seuil.

Durand Jean-Pierre (2017), La fabrique de l’homme nouveau. Travailler, consommer, se taire ?, Lormont, Le Bord de l’Eau.

Ehrenberg Alain (2000 [1998]), La fatigue d’être soi. Dépression et Société, Paris, Editions Odile Jacob.

Gaulejac Vincent de (2011), Travail, les raisons de la colère, Paris, Le Seuil.

La Sociologie Filmique

La Sociologie filmique propose une exploration des ressources intellectuelles offertes par l’hybridation de la sociologie et du cinéma : pratiquer la sociologie, ou d’autres sciences humaines, par l’image et le son. À l’ère de l’image, cet essai invite aux recherches sociologiques, non seulement par la démarche de la discipline, mais aussi par l’apprentissage conjoint des techniques (prises de vue et de sons, dérushage, montage, etc.) et de l’écriture cinématographiques.

À partir d’exemples concrets, les auteurs analysent ce que signifie penser par l’image, exposent les différentes phases de réalisation d’un documentaire sociologique, questionnent au moyen du film sociologique les représentations du réel et plus particulièrement ce qui demeure invisible dans le monde social. D’où un retour réflexif sur les théories et les pratiques exposées, pour mieux armer le sociologue-réalisateur de documentaires.

Illustré de nombreuses photographies qui jalonnent l’histoire de la photographie et du cinéma documentaires, le livre s’adresse à la fois aux enseignants-chercheurs et aux étudiants de toutes les disciplines des sciences humaines qui pratiquent la vidéo et la photographie ou souhaitent en découvrir les usages. Les étudiants des écoles de documentaires ou de cinéma, les étudiants des filières « Information et communication » tireront également profit de l’ouvrage dans leur parcours.

Table des Matières

  • Préface par Douglas Harper
  • Introduction
  • Chapitre 1. La démarche de la sociologie filmique
    1. Trois fonctions imbriquées de la sociologie filmique
    2. De la Sociologie scripturale à la sociologie filmique
    3. Que dit le documentaire sociologique qui échapperait au texte ?
    4. Du Master Image et Société à la thèse en sociologie filmique
  • Chapitre 2. Des ethnologues à la sociologie filmique
    1. Les documents des ethnologues et des anthropologues
    2. Photographie et cinéma documentaires
    3. Genèse de la sociologie filmique
  • Chapitre 3. Cinéma et sociologie : une hybridation prometteuse
    1. Des images et des mots pour penser
    2. Peut-on parler d’images sociologiques ?
    3. Réaliser un documentaire sociologique : de la maîtrise des signifiants au montage
  • Chapitre 4. Le cinéma exacerbe les interrogations sociologiques
    1. Sociologie filmique et interactionnisme
    2. Distanciation et engagement du sociologue documentariste
    3. Documentaire sociologique et « résidus scientifiques »
  • Chapitre 5. L’intangible dans le documentaire sociologique
    1. De la représentation du réel
    2. Représenter l’invisible du social
    3. L’entretien filmé
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Index thématique
  • Index des noms propres
  • Index des films cités

 

Fabricar Al Hombre Nuevo

Fabricar al hombre nuevo plantea la modelización de hombras y mujeres que se adaptan a las necesidades cambiantes del trabajo, y nos abre interrogantes sobre la integración de las normas que emanan del sistema productivo y de la esfera del consumo. El autor analiza con detalle la conversión desde el lugar sel trabajo, donde nuevas cualidades y competencias son requeridas en los(as) trabajadores(as), pero también desde el ámbito del consumo, espacio en el que se observa una extensión de la lógica del capital. Al escrudiñar en el lean management, Jean-Pierre Durand ofrese una lectura más acabada sobre las fuentes del « malestar en el trabajo », advirtiéndonos en no quedar atrapados en perspectivas que atomizan los síntomas del malestar en las causas psíquicas, le que constituye una invitacion a pensar de manera articulada en los procesos globales, en la reorganización de la producción de los bienes y los servicios, asi como en las situaciones sociales que se construyen dentro y fuera del lugar de trabajo.
Édgar Belmont

Creating the New Worker

This book shows the relationship between the changing nature of capitalism and the creation of the new man and woman. Specifically the focus is on the origins and fate of the new worker in Late Capitalism. The book combines a Gramscian critique of contemporary patterns of capitalist labour control and Lacanian psychoanalysis to account for the development of new forms of social subordination including the context for social emancipation.
All the demonstrations are based on empirical analyses of diverse fields: car and aeronautical design, job centers, rail transportations, advertising, and so on. A chapter questions the work of the customers and economic or political meanings of these transformations. The book ends by offering two scenarios: one is the continuation of the current situation with the ecological, migratory, and disasters of inequality (with a return to urban violence) which are entirely predictable; the second scenario suggests an enchanted future when all these questions are resolved by social innovation and the supersession of capitalism.

 

Endorsements
This book interrogates the myths that surround the changing nature of work, which is essential if we are to navigate through the many challenges – both material and ideological – that these transformations bring. Durand helps clarify the reality of what is going on, and presents careful consideration of the many tensions related to employment and consumption that are emerging. This is an important intervention that provides critical reflection on the changes occurring in spaces of work (Miguel Martinez Lucio, Professor of International HRM & Comparative Industrial Relations, University of Manchester, UK).

With historical vision, Jean-Pierre Durand advances a theory of the contemporary worker, searching for meaning and recognition in a precarious world where the line between consumer and producer disappears.  A decisive contribution to the new labor studies (Michael Burawoy, Professor at Berkeley University, USA, and former President of the International Sociological Association).